L’acte verbal n’est pas seulement pris dans une interaction sociale, il peut en être la source, l’instrument ou l’enjeu. Cet aspect pragmatique de la parole a depuis longtemps intéressé les ethnologues, comme en témoigne la citation de Malinowski en exergue : pour lui, le sens d’une proposition est pleinement comparable à un acte efficace. Cette intuition forte est pourtant restée sans véritable écho ou, du moins, n’a jamais été entièrement prise au sérieux. Pour les linguistes, la pragmatique se limite en effet à l’étude de tout ce qui, des conditions du contexte de l’énonciation, est explicitement formulé à travers des moyens appartenant à la langue. De ce fait, si l’efficacité sociale de l’interaction verbale est souvent évoquée, elle résiste en réalité largement à l’analyse anthropologique. En somme, ce qui paraît analysable d’un point de vue linguistique émerge comme un résidu de l’analyse des anthropologues, et vice-versa.
Il apparaît alors clairement que l’enjeu de cette rencontre manquée entre linguistique et anthropologie porte sur la définition du concept de « contexte » : strictement limité aux moyens linguistiques d’expression pour les uns, il est nécessairement élargi à d’autres formes de communication pour les autres. Comment, par conséquent, imaginer un style d’analyse capable d’inclure les acquis techniques de l’analyse des linguistes, mais aussi de tenir pleinement compte de l’apport des moyens de communication non linguistiques ? Comment articuler une approche fondée sur l’identification des indices linguistiques du contexte et une approche centrée sur l’étude des modalités sociales de l’interaction ? Et peut-on à partir de cette perspective croisée jeter un regard nouveau sur la communication rituelle ? C’est autour de ces questions que s’organisent les contributions au présent volume.
Les deux premiers articles posent les enjeux du débat en les resituant dans l’histoire des disciplines linguistique et anthropologique. À partir d’une étude de la parole prêtée aux artefacts dans le contexte de rituels funéraires de la Grèce archaïque, Carlo Severi présente un nouveau concept d’« enchâssement » pour intégrer communication visuelle et exercice de la parole. En contrepoint de cette analyse, Alan Rumsey propose une définition du concept de contexte largement inspirée par l’anthropologie linguistique nord-américaine. En développant de manière originale certains des fondements de cette tradition, il examine des exemples de dialogues rituels et non-rituels en Papouasie Nouvelle-Guinée. Il en conclut que le travail des anthropologues peut enrichir et renouveler la recherche des linguistes dans le domaine de la pragmatique.
Les contributions de Pierre Déléage et William Hanks s’intéressent aux usages de la parole dans des traditions chamaniques amérindiennes. Comment parvenir à établir un terrain d’entente entre le spécialiste rituel et son patient, alors même que tout semble au contraire concourir à l’empêcher ? L’incertitude et l’opacité linguistiques contribuent paradoxalement à faire émerger un contexte de communication distinct de la conversation ordinaire. L’intégration progressive de différentes définitions du cadre de l’acte verbal à l’intérieur de la situation de communication permet finalement l’engendrement d’un espace de co-production du sens.
À partir de l’exemple singulier des « vols de sexe » en Afrique, Julien Bonhomme explore les formes d’interaction et de communication qu’implique la propagation d’une rumeur de sorcellerie. En se focalisant sur le détail des situations et des énonciations, l’auteur prête une attention particulière au type d’attitude épistémique que la rumeur suscite du point de vue des acteurs.
Les contributions de François Berthomé et Luc Boltanski portent sur la question de la réflexivité du contexte d’énonciation. Lorsque des acteurs s’interrogent de manière réflexive sur ce qu’ils sont en train de faire, c’est la définition même du cadre de l’interaction verbale qui devient l’enjeu central de la communication. La notion de cadre d’interaction joue en effet un rôle décisif dans les rituels de conciliation analysés par François Berthomé, mais aussi dans les événements plus quotidiens évoqués par Luc Boltanski dans son article qui nous offre l’éclairage d’une sociologie pragmatique susceptible d’enrichir de manière féconde les perspectives
anthropologiques et linguistiques.
Au-delà de sa grammaire et de sa sémantique, l’acte verbal révèle en définitive un espace d’interaction où le lien social peut se déployer à travers l’exercice du langage. On peut donc dire dans cette perspective que toute parole est « parole en actes ».