Interview réalisée par correspondance à propos des "Maitres du désordre", Exposition du Musée du Quai Branly, du 11 avril au 29 juillet 2012.
Comment est venue cette idée de mettre en place une exposition sur les "Maîtres du désordre" ?
Cette exposition est née de la collaboration étroite nouée avec Jean de Loisy le commissaire de l’exposition dont la spécialité est l’art contemporain. Connaissant son très grand intérêt pour toutes les manifestations du sacré, le musée du Quai Branly lui avait confié le soin de monter une exposition sur le thème du chamanisme. Et après avoir dépouillé une large bibliographie, ce dernier s’est adressé à moi pour construire la trame scientifique du projet. Au début j’ai refusé car j’étais plongé dans la rédaction de
mon dernier livre sur la cure chamanique (Dunod 2011) et j’estimais que mes travaux déjà publiés pouvaient lui suffire pour nourrir sa réflexion . Mais son insistance a payé car, en le rencontrant, j’ai compris combien sa conception de l’anthropologie était ouverte et stimulante. Bref de réticent je suis devenu enthousiaste ! En effet ce projet m’offrait en définitive la possibilité de construire une approche sensible du chamanisme , c’est-à -dire de privilégier non pas la pensée analytique mais les registres des émotions , du ressenti , du vécu profond , de l’ineffable.Telle est la finalité de ce fil rouge que nous avons retenu pour la muséographie, à savoir mettre en résonance des œuvres d’artistes contemporains et des objets rituels afin de déclencher chez le spectateur, selon les mots de Jean de Loisy, « une stupeur ou une profondeur dans le regard. »
Comment le titre a été choisi ?
Le titre de l’exposition reprend le sous-titre de mon ouvrage
Possession et chamanisme paru en 1999 (Flammarion) dans lequel je propose de jeter les bases d’une approche anthropologique de ces deux manières de penser une relation directe avec l’invisible. D’une manière générale les ethnologues en France reprennent la distinction -posée comme absolue par le structuralisme- entre possession et chamanisme. Fort de mes propres travaux et me basant sur les multiples monographies attestant de la porosité de cette frontière j’ai cherché à montrer qu’au-delà des différences formelles liées aux contextes culturels, il existe un substrat commun à ces deux phénomènes avec en particulier une même construction symbolique de leur statut de « maître du désordre ». C’est cette position singulière « d’homme-limite » que nous avons retenue comme fil conducteur de l’exposition puisqu’elle est aussi celle « des prophètes et des artistes » comme le souligne l’anthropologue britannique V W Turner (1969). Retenir comme objet l’idée de la maîtrise du désordre nous a donc permis d’inclure dans notre projet les cultes de possession , les rituels des bouffons sacrés ou encore la figure d’une mystique maronite œuvrant dans un quartier dangereux de Beyrouth .
Même si , de par leur richesse et leur force ,les objets-pouvoir chamaniques sont évidemment très présents, cette exposition déborde donc le cadre du « chamanisme » stricto sensu, ce qui a justifié le titre finalement retenu.
Quelle rencontre a permis de réaliser cette superbe exposition ?
La rencontre avec toute l’équipe muséographique réunie par Branly a été des plus enrichissante. Je peux même dire qu’à un certain titre j’ai pu redécouvrir mon propre travail et ouvrir de nouvelles pistes de réflexion. Ainsi les questionnements de Jean de Loisy sur la puissance psychique des objets, sur la performance artistique ou sur la transgression des limites du soi viennent très directement interpeller ma propre réflexion sur l’efficacité symbolique des rituels. Les étonnantes intuitions des scénographes de l’exposition (Jakob et MacFarlane) m’ont aussi montré qu’une restitution muséographique pouvait être conçue comme un véritable rituel. C’est le cas avec ce cheminement proposé au visiteur qui doit accepter de pénétrer dans un avatar du grand serpent cosmique dont nous parle de nombreux mythes … et donc accepter d’être immergé dans ses entrailles avant d’être expulsé . Pour le visiteur la découverte s’apparente dès lors à un véritable voyage initiatique !
Comment un anthropologue devient-il muséologue ?
Je pense que la collaboration entre les anthropologues et les musées ne doit pas se résumer à cette idée, encore trop largement répandue , qu’elle ne consiste qu’à définir une politique de « patrimonialisation ». Les extraordinaires expositions réalisées dans les années 1980-1990 par Jacques Hainard au sein du musée d’ethnographie de Neuchâtel ( « Le corps enjeu » ; « Le mal et la douleur » ; »Des animaux et des hommes » ; etc.) ont démontré de manière très convaincante que les anthropologues pouvaient trouver dans un projet muséographique un lieu d’expression tout à fait privilégié pour exposer leurs travaux. L’exposition « Les maîtres du désordre » témoigne de la volonté du musée du Quai Branly de s’inscrire dans une conception dynamique de la collaboration anthropologie/musée. A condition toutefois que les chercheurs acceptent de sortir de leur tour d’ivoire et de dialoguer avec des conservateurs, des scénographes et des commissaires d’exposition !
Quel sont les choix que vous avez faits entre ce qui est présenté et ce qui ne l'est pas ?
Une des conditions que j’avais posées à ma participation active concernait la parole des initiés. A mon sens dans les musées d’ethnologie l’attention porte quasi exclusivement sur les objets et les hommes en tant qu’acteurs sont étonnamment absents. J’ai donc proposé que, aussi bien pour le parcours muséographique que pour le catalogue (un quart est réservé aux entretiens « bruts ») ou pour les « grandes conférences » ( Sam Begay et son épouse Aïleen voyants-guérisseurs navajo seront présents pour une discussion autour du thème du désordre) , une place centrale soit accordée à la présence des chamanes et des initiés. Voilà pourquoi au cœur du parcours muséographique le visiteur trouvera un « arbre-chamane » (terme emprunté au chamanisme tuva) dont les branches portent 14 écrans vidéo présentant, à travers 14 aires culturelles, le témoignage direct d’une trentaine d’initiés des chamanismes huichol ou sibérien et des cultes zâr d’Iran, candomblé du Brésil , ou encore vaudou d’Haïti et d’Afrique de l’Ouest. L’idée ici est de proposer un véritable face à face frappant avec des maîtres du désordre contemporains, de confronter le visiteur avec leur parole vivante et forte. Point d’artifice de mise en scène, pas de commentaire savant : juste une rencontre dans le cadre d’une rencontre au détour du parcours...
Ce principe d’accorder une place centrale à la parole des initiés nous a dès lors conduit à faire l’impasse sur une salle qui aurait logiquement due être dédiée au thème de l’initiation. Mais il aurait été pour le moins paradoxal d’évoquer « publiquement » quelque chose qui partout relève du caché initiatique. Donc ici nous avons seulement retenu la parole d’un artiste occidental (Cameron Jamie).
Et c’est toujours en suivant ce principe que nous avons proposé à Branly de faire venir un initié pour construire et activer un autel destiné à ouvrir le chemin de l’exposition. En effet de nombreux chamanes rencontrés pour le projet de « l’Arbre-chamane » avaient insisté sur la nécessité –vitale à leurs yeux- de « faire quelque chose » afin de contrebalancer la force résiduelle de tous ces objets-pouvoir que nous allions juxtaposer dans l’exposition. Voilà pourquoi Azé Kokovivina (littéralement « le sorcier du fou rire) un bokono du vodun togolais est venu spécialement à Branly pour ériger et nourrir un autel qui sera désactivé et rendu à la terre à la fin de l’exposition.
Est-ce que cette exposition est une autre valorisation de votre travail de chercheur ou une passerelle scientifique avec le grand public ?
Valorisation ? Passerelle vers le grand public ? Plus que cela encore ! A mes yeux le travail entrepris dans le cadre de cette exposition est une vraie recherche scientifique. A condition toutefois de souscrire à une conception moins positiviste, moins intellectualiste que celle prévalant dans le milieu académique… A ceux qu’une telle assertion surprend je voudrais simplement citer un article méconnu ( et pour cause ! ) de Roger Bastide de 1965 ( repris dans Bastidiana N° 2 ,1993) dans lequel il fait l’éloge de « la pensée obscure et confuse » en ethnologie. Le cartésianisme et le positivisme inféodé uniquement aux séries analytiques ne sont pas à ses yeux les seules voies pour pénétrer, tout particulièrement dans le domaine du sacré sauvage, des pensées et des praxis d’une extraordinaire complexité. Et dans son livre sur Le phénomène rituel Victor W Turner rappelle combien son « insensibilité à la musique de la religion » due à sa formation universitaire l’empêcha au début de son terrain de pénétrer réellement la culture des Ndembu.
Bref s’intéresser comme dans cette exposition aux débordements émotionnels, aux expériences du vécu personnel, aux transformations psychiques revient à ne pas vouloir à tout prix clarifier l’obscur et rationnaliser le confus… et c’est aussi adopter une posture scientifique.
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