"Le sel de la vie" est une lettre. Françoise Héritier s'adresse à un professeur de médecine qui lui est proche, Jean Charles Piette, "grand clinicien, professeur de médecine interne à l'hôpital de La Pitié, adoré de ses patients dont je suis depuis trente ans, il ne vit que pour eux et pour son travail. Je l'ai toujours connu au bord de l'épuisement physique et moral, consacrant des heures à chaque patient..."
On y trouvera cependant la patte de l'anthropologue: d'abord, et c'est le gros du texte, les observations de terrain. Ensuite, l'analyse qu'elle en fait. Terrain / distanciation, on est bien dans la tension créatrice de la connaissance anthropologique. Mais la surprise vient du type de terrain vers lequel nous emmène Françoise Héritier. Quelques extraits pour y entrer:
...trier des lentilles
...une conversation complice avec un chat siamois
...sentir l'odeur chaude et épicée de la terre africaine
...retrouver une vieille boite au trésor avec un beau mica dedans, avoir la conscience du caractère fugace des choses et de la nécessité d'en profiter.
...frissonner légèrement à la tombée du soir, être imperméable à la perfidie de certains propos.
Le terrain dans Le sel de la vie, ce sont ses propres émotions. Et plus précisément, les émotions créées par les moments de plaisir légers qui traversent fugitivement le quotidien. Françoise Héritier a délibérément laissé de côté "les raffinements du plaisir intellectuel ou de celui qu'on éprouve dans des engagements".
On imagine qu'elle a du capter ces moments fugitifs au jour le jour dans quelque chose comme un journal intime. Les historiens ont parlé de temps long et de temps court dans l'histoire humaine, ici il s'agit d'un temps léger. Temps léger mais non négligeable, puisqu'il a permis à Françoise Héritier" de faire de chaque épisode de sa vie un trésor de beauté et de grâce qui s'accroît sans cesse, tout seul, et où l'on peut se ressourcer chaque jour. Rien de tout cela n'est vraiment sorcier, n'est-ce pas?"
En fin de livre, quelques éléments d'analyse à commencer par "ce "je" qui est notre richesse", "fait d'une ouverture au monde – d'une aptitude à observer, d'une empathie avec le vivant, d'une capacité à faire corps avec le réel. "Je" n'est pas seulement ce lui qui pense et qui fait, mais celui qui ressent et éprouve selon les lois d'une énergie souterraine sans cesse renouvelée."
C'est sur cette base ("ce grand terreau d'affect") qu'elle invite à ne pas être "simplement obnubilés par les buts à atteindre". Et l'on arrive à une belle définition du goût, qui justifie le titre "Le sel de la vie", conclu par ces derniers mots: "Conserver au fil de l'existence cette faculté créatrice de sens: voir, écouter, observer, entendre, toucher, caresser, sentir, humer, goûter, avoir du "goût" pour tout, pour les autres, pour la vie."
J'ai lu ce livre avec un certain plaisir, comme un bel argumentaire pour dire avec simplicité que la science et la vie ne s'excluent pas mutuellement.
Le chercheur est parfois pudique quand il s'agit d'aborder ses propres sentiments et émotions. C'est à la publication de son journal de terrain, 45 ans après sa mort, qu'on a découvert que Malinowski était non seulement un excellent anthropologue, mais aussi un être humain habité par des sentiments et des contradictions humaines. Cependant l'écriture personnelle n'est pas quelque chose de totalement étranger à la tradition anthropologique, au contraire: on a pu parler de deux écritures anthropologiques: une scientifique, et une littéraire(1): cette dernière, plus légère, plus libre a notamment fait connaître Claude Lévi Strauss, par la publication de "Tristes tropiques" ...Et avec Lévi Strauss on en revient à François Héritier, qui lui succéda à la chaire d'anthropologie du Collège de France.
Aujourd'hui, la tendance est à considérer la subjectivité du chercheur comme faisant partie intégrante de sa recherche. Ivan Jablonka dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête(2), donne un exemple intéressant de production dans ce sens. Nigel Barley s'est rendu célèbre par le récit personnel et humoristique de ses terrains d'anthropologue. Jeanne Favret Saada montre de son côté comment "se laisser affecter" par le terrain n'empêche pas la distanciation analytique, au contraire(3). Et on trouvera dans la collection Histoires de vie et choix théoriques un large panorama des Sciences Humaines vue sous cet angle de l'histoire personnelle du chercheur – dont le témoignage de Françoise Héritier(4).