Né de la rencontre fortuite entre un masque Jacques Chirac faisant irruption au milieu d’un rituel au Gabon et les statues bariolées d’un homme d’État en costume-cravate installées dans des quartiers populaires en Inde, ce dossier aborde les représentations des grands hommes sous une perspective inédite. Alors que de nombreuses analyses ont déjà été consacrées à l’iconographie officielle, nous proposons ici de décaler le regard pour examiner comment la figure des hommes d’État fait l’objet d’appropriations qui échappent au registre de l’officiel tout en prenant appui sur lui. Qu’advient-il en somme de ces icônes politiques lorsqu’elles se mettent à fonctionner dans un régime non officiel de représentation ? Afin de souligner l’ancrage mais aussi l’originalité de notre approche, il faut commencer par la replacer dans le champ plus large des travaux classiques sur les images et les mises en scène du pouvoir. C’est ce que nous proposons de faire dans cette introduction, en croisant la présentation des contributions réunies dans le dossier avec d’autres exemples de figuration des grands hommes tirés de sociétés et d’époques très différentes. La diversité des références abordées vise avant tout à faire jouer des résonances et à suggérer des pistes au sein d’un vaste chantier de recherches au carrefour disciplinaire de l’anthropologie, de l’histoire, de l’histoire de l’art et des sciences politiques.
La fabrique officielle des grands hommes
Ce qui fait la « grandeur » des « grands hommes » varie selon les sociétés et les époques. Maurice Godelier (1982) distingue par exemple en Mélanésie les « sociétés à grands hommes », où la grandeur est fondée sur l’initiation masculine et la guerre, des « sociétés à big men », qui reposent sur l’accumulation et la redistribution de richesses dans le cadre d’échanges cérémoniels. Concernant la fabrique des grands hommes dans les sociétés modernes, l’intérêt de distinguer les hommes d’État des héros populaires a été souligné (Centlivres, Fabre et Zonabend 1999). Le héros est avant tout défini par le charisme que lui confèrent ses exploits (traditionnellement par le fait des armes) plutôt que par l’officialité de sa fonction, même s’il peut éventuellement faire l’objet d’un culte officiel. Le héros politique, sauveur de la nation qui accède au pouvoir, se distingue alors par une grandeur mixte qui associe le charisme et la fonction, comme le montre le culte national des caudillos en Amérique latine au xixe siècle (Brunk et Fallaw 2006). Les contributions réunies ici portent plus spécifiquement sur des grands hommes dont la grandeur leur a été conférée par le fait d’occuper une fonction d’État : il s’agit de figures d’hommes d’État(1). Ce dossier participe en ce sens d’une réflexion sur les « poses de la grandeur d’État », pour reprendre l’expression créée à propos de la mise en scène des chefs d’État lors des voyages officiels (Dereymez, Ihl et Sabatier 1998 : 12).
Historiens et anthropologues ont bien montré que l’exercice du pouvoir est indissociable de ses aspects symboliques (Frazer 1981 [1935] ; Bloch 1983 [1924]). La reconnaissance de l’autorité et de sa légitimité exige un ordre symbolique que viennent ratifier des rites et des cérémonies politiques (Kertzer 1988 ; Rivière 1988). C’est en ce sens que le spectacle est essentiel au pouvoir (Balandier 2006 [1980] ; Abélès 2007). Au sein de ces liturgies politiques, le corps des dirigeants occupe souvent le devant de la scène (Carlier et Nollez-Goldbach 2008). Dans l’Europe médiévale, le corps du souverain possède, selon la théologie politique, une double nature : c’est un corps naturel, mais aussi un corps politique dont l’immortalité permet d’assurer la continuité de la royauté (Kantorowicz 1989 [1957]). L’itinérance royale manifeste bien cette importance du spectacle du corps en majesté dans la construction de la souveraineté politique. Les rois de France sont des princes migrateurs jusqu’à la fin du xviie siècle. Leurs tours de France sont une façon de « saturer le royaume de l’image du roi » (Sabatier 1998 : 31-32), notamment au cours des entrées solennelles du souverain dans la ville, rituel de représentation de la majesté politique qui emprunte au modèle antique des triomphes romains(2). De telles mises en scène du corps du souverain, loin d’être une spécificité européenne, se retrouvent dans la plupart des royautés sacrées. Dans les Grassfields du Cameroun, le corps imposant du roi constitue le gabarit avec lequel tout le royaume est conçu par analogie (Warnier 2009) : à l’occasion des festivals de fin de cycle agricole, le corps du souverain se donne en spectacle, plein des substances vitales des ancêtres qu’il dispense généreusement à ses sujets à travers des pulvérisations de son souffle et de sa salive mêlés au vin de raphia.
Le souverain, même absent de la scène, peut maintenir une certaine forme de présence à travers ses effigies. Autour de ces représentations se joue l’articulation entre images du pouvoir et pouvoir des images(3). La conception juridique des deux corps du roi élaborée dans l’Angleterre des Tudor trouve une traduction visuelle directe dans les funérailles royales de la France du xvie siècle (Giesey 1987). Pendant toute la période liminale qui sépare la mort du roi de son enterrement, une effigie du défunt tient la place du souverain en l’absence de son successeur, qui reste caché dans le palais. On traite cette effigie comme si elle était le roi encore vivant, par exemple en la nourrissant. La séparation spatiale entre le cercueil et l’effigie met en scène la distinction entre le corps naturel du roi et son corps politique. L’effigie donne ainsi à voir que « le roi ne meurt jamais ». Ce cérémonial entre en crise au début du xviie siècle, au moment où la conception des deux corps du roi s’efface devant de nouvelles représentations du pouvoir (Fonseca Brefe et Gualdé 2008). C’est à la même époque que le nomadisme royal prend fin, lorsque la cour se sédentarise à Versailles. Pour compenser cette absence, Louis XIV affirme son pouvoir à travers les arts et multiplie les représentations de sa personne, par la peinture et la statuaire notamment. Le portrait du roi, dont le plus célèbre est sans doute celui peint par Hyacinthe Rigaud en 1701, respecte un style officiel en montrant le souverain en costume d’apparat et entouré de ses regalia (Beaurain 2008). Il s’agit d’un portrait de la fonction royale elle-même, ce qui fait dire à Louis Marin que « le roi n’est vraiment roi, c’est-à-dire monarque, que dans des images » (1981 : 12). Cette iconographie officielle, à travers son esthétique et sa symbolique, participe d’une entreprise de légitimation du pouvoir par lui-même (Ellenius 2001).
L’esthétique de la grandeur d’État n’est évidemment pas l’apanage des monarchies, même si celles-ci l’ont élevée à un rare degré de raffinement. Maurice Agulhon (1978) a bien montré que le folklore républicain passe également par la production d’une iconographie officielle spécifique. La « statuomanie » de la France du xixe siècle participe en effet d’une pédagogie républicaine centrée sur le culte des grands hommes de la nation(4). Alors que les statues de l’Ancien Régime sont avant tout celles des rois et des saints, la République se met à statufier tous les « grands hommes » qui peuvent être donnés en exemple aux citoyens, qu’ils soient hommes d’État, de science ou de lettres. Comme le note Mona Ozouf (1984 : 162), il y a un lien privilégié entre le grand homme et la statue : l’érection de la statue sur la place publique consacre le grand homme en officialisant sa grandeur. Cette statuaire se caractérise par son esthétique conventionnelle : placée sur un socle qui la surélève, la statue du grand homme, représenté de pied en cap et de manière réaliste, est sculptée dans un matériau durable comme la pierre ou le bronze, qui évoque l’immortalité que confère la consécration officielle.
Les représentations des hommes d’État abondent ainsi dans l’imagerie politique des sociétés contemporaines (Gourévitch 1980). Les images de propagande sont particulièrement présentes dans les sociétés totalitaires, où le culte du chef joue un rôle central. Au sein de cette iconographie officielle, les statues monumentales du leader peuvent côtoyer des représentations en miniature plus facilement reproductibles à l’infini : la République populaire de Chine a par exemple produit plusieurs milliards d’insignes de Mao, selon une esthétique soigneusement contrôlée qui montre toujours le même profil, le gauche, par analogie politique (Wang 2008). Dans le Cameroun à l’ère du parti unique, l’effigie de l’autocrate est également omniprésente : « Elle appartient au mobilier, et figure parmi les objets qui servent à décorer les maisons. On la retrouve dans les bureaux, le long des avenues, dans les salles d’embarquement des aéroports et sur les lieux de torture. On la porte sur soi. Elle est tout près, sur le corps des personnes, comme dans le cas des femmes qui portent la robe du parti unique. » (Mbembe 1995 : 97) Affichant l’image du chef d’État sur le corps même de ses sujets, les pagnes politiques sont une tradition bien ancrée sur le continent africain (Ayina 1987) ; et les pagnes Barack Obama n’ont pas été longs à faire leur apparition, célébrant la nouvelle figure du grand homme messianique.
Les grands hommes vus d’en bas
L’imagerie populaire ne saurait se réduire à une alternative tranchée entre la caricature et l’édification : elle exprime un rapport aux figures du pouvoir autrement plus complexe et ambivalent, comme le montrent bien les six contributions réunies ici. Celles-ci ne portent pas sur la fabrique esthétique de la grandeur officielle et sa réception, mais sur les répliques populaires que ces icônes officielles suscitent : elles s’intéressent à l’appropriation populaire de la figure des hommes d’État en tant que ressource symbolique efficace. Il s’agit de montrer la façon dont la culture visuelle des sociétés contemporaines est affectée par l’iconographie officielle et comment cette dernière est retravaillée à nouveaux frais par des artistes ou des artisans anonymes(6). L’intégration de la symbolique officielle à la culture populaire offre en outre une entrée pertinente pour étudier le rapport populaire à l’État. Comme le note Achille Mbembe, les signes du pouvoir « sont constamment repris et utilisés, aussi bien par ceux qui commandent que par ceux qui sont supposés obéir, dans des opérations de refabulisation du pouvoir » (1995 : 83). Nous proposons ainsi un changement de perspective : il s’agit de voir les grands hommes revus et corrigés « par le bas ». Cette formulation fait écho à l’approche du « politique par le bas » de Jean-François Bayart (1981), qui nous invite à aborder le politique du point de vue des acteurs subordonnés plutôt que de celui du pouvoir. L’entrée par les images s’avère alors particulièrement intéressante, car le changement de perspective s’y manifeste parfois de manière littérale. Une représentation populaire de Mobutu le montre par exemple de dos, les yeux cachés par des lunettes de soleil (Jewsiewicki 2003 : 87) : cette image inverse l’iconographie officielle qui montre habituellement le grand homme de face et révèle ainsi le côté occulte du pouvoir et son origine sorcellaire. L’iconographie qui scande le dossier comprend nombre d’images qui jouent sur de tels effets de perspective. Elle évoque les opérations visuelles sur lesquelles repose l’appropriation subalterne des grands hommes : retourner, rapetisser, peinturlurer, flouter, déformer, défigurer, etc.
Notes
1. Les cas de Gandhi et de Che Guevara sont quelque peu à part : le premier n’a jamais occupé de fonction officielle, même s’il a été consacré père de la Nation indienne après son assassinat ; le second abandonne ses fonctions dans le gouvernement castriste pour retourner à sa vie de guérillero. Nous revenons plus loin sur ces liens ambigus entre la figure du grand homme et le héros politique, généralement rebelle, qui peut faire l’objet d’un processus d’officialisation par l’État.
2. Sur le nomadisme royal, cf. également Boutier, Dewerpe et Nordman 1984. Sur les entrées royales, cf. Blanchard 2003.
3. Sur la présence des images, cf. Belting 1994 ; sur le pouvoir des images, cf. Freedberg 1989. Ces deux ouvrages classiques s’intéressent cependant davantage aux icônes religieuses qu’aux icônes politiques.
4. Sur le culte des grands hommes, cf. également Bonnet 1998 ; Gaehtgens et Wedekind 2010. Sur le rite républicain de la panthéonisation, cf. Ben-Amos 1990.
5. Sur la caricature du Bébête Show et des Guignols de l’info, cf. également Neveu et Collovald 1996 ; Coulomb-Gully 1997.
6. Sur le lien entre culture visuelle et iconographie officielle, cf. Andermann et Rowe 2006.