Les chercheurs dans la littérature (Abdallah-Pretceille 2003; 2010; Mc Andrew 2001; Ouellet 2002) s’entendent pour dire qu’il existe une panoplie de courants, d’approches, de stratégies et de concepts se rattachant à l’éducation interculturelle. D’après Ouellet (2002 :31), cinq grands axes peuvent être dégagés pour dresser les fondements de l’interculturel: l’identité, l’ethnicité et la culture, les obstacles aux relations interculturelles (préjugés, stéréotypes, racisme); l’égalité des chances; l’éducation à la démocratie ainsi que l’immigration et les modèles d’insertion des immigrants. D’autres auteurs (Abdallah-Pretceille, 2003; 2010; Kanouté 2007; Kanouté, Hohl, Xenocostas, Duong, 2007) misent également sur ces dimensions pour l’élaboration d’une formation de type interculturel. Les formateurs et chercheurs misent sur l’approfondissement de ces bases théoriques pour faciliter le recul, pour remettre en perspective les enjeux de la diversité ethnoculturelle dans la société plus large et donc, pour stimuler une réflexion en profondeur. Toutefois, dans le discours «interculturel» des intervenants scolaires, il est possible de constater que les bases théoriques de l’éducation interculturelle s’avèrent souvent absentes. Au moment de l’entrevue, ils n’avaient souvent pas revu le matériel distribué, ni fait de retour en groupe, l’expression «d’éducation interculturelle» devenant ainsi un terme «fourre-tout».
En ce sens, leur discours est plutôt orienté vers l’ouverture à l’Autre et la re-connaissance de l’Autre.Certains enseignants tentent ainsi de s’adapter à la nouvelle réalité –la diversité ethnoculturelle, de leur profession par l’entremise d’activités dites interculturelles qui mettent de l’avant l’ouverture à l’Autre, mais aussi la connaissance de l’Autre. On dénombre les différentes tentatives d’ouverture sur le monde qui comprennent l’engagement communautaire, l’apprentissage d’une troisième langue, plusieurs voyages au Québec et à l’étranger au courant de la scolarité, un cours de «cultures du monde maison», des sorties en ville telles une visite des quartiers multiethniques de Montréal, des conférences. Ces activités s’inscrivent dans le cadre scolaire et tentent de faire connaître à l’élève la diversité des perspectives et des manières de faire. D’autres activités interculturelles viennent plutôt des élèves, par exemple, des journées de type «immersion culturelle» telle la journée libanaise. La journée d’immersion culturelle est une façon pour les élèves de montrer leur appartenance à une culture tout en partageant certains aspects avec les autres.
Dans cette perspective, l’ouverture à l’autre est perçue comme une attitude positive et l’expérience acquise, comme un enrichissement. Pour ce qui est de la reconnaissance de l’Autre, elle s’apparente plutôt à la connaissance telle que conceptualisée par Fabian (2001 :159). Bien que l’Autre ait la possibilité de montrer qui il est, de se faire connaître, il reste qu’il persiste un risque à utiliser exclusivement ce type de reconnaissance. L’enseignant s’ouvre à l’Autre, mais de nombreuses contraintes dans l’expression de soi persistent. Les identités collectives s’avèrent plus contraignantes car elles sont, par définition, plus essentialisées (Appiah, 1994) c’est-à-dire perçues comme plus immuables ou innées (Rex, 2006 :39-50). Il apparaît donc que la manière de nommer les élèves de la classe, de se présenter à eux et de rendre compte de la diversité ethnoculturelle dans la classe contribue à faire connaître et à reconnaître certaines lois implicites d’identification. Car nommer et dire apparaissent comme des faits sociaux, des actes de création de la réalité sociale (De Rudder, Poiret et Vourc’h, 2000 :29). Alors, souligner constamment l’appartenance aux identités collectives, les Chinois de la classe par exemple ou encore, la journée indienne, fige l’Autre en lui attribuant une identité fixe. L’identité collective devient alors la seule dimension possible de l’identification.
Dans une autre perspective, la prépondérance du discours sur l’Autre des intervenants scolaires peut éclipser une part importante de l’éducation interculturelle, le Soi. Comme beaucoup d’efforts sont mis pour tenter de rejoindre l’Autre, un déséquilibre se crée et un sentiment d’insatisfaction et d’inquiétude est perceptible chez certains intervenants scolaires lorsqu’ils tentent de se situer par rapport à ce dernier. À travers les entrevues menées et les formations, quatre événements ont affecté le Soi lors de sa rencontre avec l’Autre –le soi étant ici conceptualisé comme «être Québécois».
Premièrement, l’annulation de la sortie à la cabane à sucre à cause de la faible participation des élèves au fil du temps a causé un certain émoi chez le personnel d’une école secondaire. L'enjeu de la concrétisation de cette sortie pour la directrice est de sentir que le Soi a une place dans la diversité tout comme l’enjeu de l’impopularité de la cabane à sucre s’avère être la sauvegarde d’une culture, d’une identité locale (Amselle, 2008 :192). Deuxièmement, la perception du refus de l’identité québécoise chez certains élèves d’origine immigrante inquiète certaines enseignantes lors d’une formation interculturelle. La crainte réside dans la perte d’attrait pour les jeunes de l’identité québécoise. Les chercheurs et formateurs (Hohl et Normand, 2000) soulèvent «la double socialisation» des jeunes et le clivage qu’ils vivent entre la maison et l’école. Ainsi, la culture d’accueil peut sembler intrusive dans le cheminement de l’élève, toutefois, Hohl et Normand (2000) évoquent la possibilité de s’ouvrir et de faire des choix en vieillissant. Troisièmement, la croyance que la culture québécoise est plus difficilement saisissable (plus difficile à cerner, à définir) que les autres cultures persiste chez certains intervenants scolaires. Les activités interculturelles telles la journée d’immersion culturelle, faisant la promotion de l’ouverture et de la connaissance de l’Autre découlent directement, selon les enseignants, de l’approche interculturelle. Toutefois, ces mêmes activités semblent piéger les intervenants scolaires puisqu’à leur tour, ils doivent se mettre en scène ou se stéréotyper pour se définir…ce qui ne leur convient pas. En effet, il apparaît beaucoup plus difficile de saisir la complexité du Soi que de catégoriser l’Autre. Enfin, la transformation de la langue française par la différence de registre des élèves et par la présence d’autres langues secoue quotidiennement les intervenants scolaires. L’identité québécoise s’avère mise au défi quotidiennement notamment par les modifications du langage commun et la place qu’occupe le français dans les écoles. Les enseignants sont appelés à modifier certaines expressions qu’ils utilisaient couramment par le passé ou certains référents qui ne sont plus «actuels» par l’arrivée des immigrants, entre autres. Ces expressions ou référents sont étiquetés comme «purement québécois» par leurs utilisateurs. En ce sens, il y aurait une sensation de changement ou de transformation de cette représentation du Québécois par la langue.
Ces situations montrent que la rencontre avec l’Autre amène les intervenants à se questionner sur leur propre identité et ce, au fil de leurs activités quotidiennes. Mais l’attention trop souvent portée sur l’Autre au détriment du Soi amène les intervenants scolaires à passer à côté du double enjeu de l’orientation interculturelle. Ce double enjeu réside dans le dialogue (Meintel, 2008), le va-et-vient entre l’Autre et le Soi et dans la reconnaissance qui se situe dans la relation à l’autre (Ricoeur, 1990). L’équilibre peut notamment être retrouvé par la communication interculturelle (Abdallah-Pretceille, 2010), l’écoute, la lenteur, l’engagement dans la relation, la réflexion et la réciprocité (Toussaint, 2010). En fait, l’interculturel est l’interaction, la relation à l’autre (Abdallah-Pretceille, 2010 :49). L’approche mise sur le retour du «je» et par le fait même le retour du «tu» (Abdallah-Pretceille, 2010 :56), contrairement à la distinction Nous/Eux (Barth 1969, Juteau, 1999; Eriksen 2002) présente chez la plupart des intervenants scolaires rencontrés.
Comme plusieurs intervenants scolaires l’ont constaté, dans le cadre de leur travail, il peut survenir un certain décalage de valeurs, de croyances et de comportements entre eux, les élèves et leurs parents. En effet, les conflits de valeurs vécus amènent, entre autres, un questionnement profond de leur rôle. Certaines enseignantes interrogées se demandent sans cesse si elles doivent intervenir ou non auprès de leurs élèves et de leurs parents. Elles ressentent de la confusion et une perte de repères parce qu’elles se rendent compte de la différence… qui amène à agir différemment. Elles constatent donc un manque d’informations sur les habitudes et croyances, ce qui constitue une des principales raisons pour s’inscrire à une formation interculturelle. La quête de connaissances est souvent utilisée par les intervenants scolaires comme base à l’éthique, au profit d’une meilleure action. En connaissant mieux l’Autre, il devient possible de dégager une charte d’actions, pour savoir quoi et surtout comment faire lorsque telle situation survient. À défaut d’avoir de l’information «légitime», provenant des formations, les connaissances peuvent aussi être tirées des expériences de rencontre avec l’Autre. Or, même s’il s’agit d’une solution rapide et pratique à court terme (Pagé 1992; 1997) le courant de la connaissance des cultures possèdent de nombreux effets pervers (Ouellet, 2002 :13) en contexte scolaire, mais aussi dans la société plus large. On dénote la remise en question du curriculum scolaire (Kleinfield 1975; Camilleri, 1988/1990; Ravitch 1990; D’Souza 1991), la folklorisation et la réification de l’identité ethnique et culturelle (Abdallah-Pretceille, 2010 :86) et même, la stigmatisation et la marginalisation de certaines minorités (Nicolet, 1987).
Dans une autre mesure, la remise en question du rôle de l’enseignant amène aussi son lot d’adaptations. Les ajustements quotidiens liés à la diversité ethnoculturelle dans les écoles viennent souvent des intervenants eux-mêmes et s’apparentent à des ajustements volontaires, tels que conceptualisés par le Rapport Fleury (2007 :35-36). Certains intervenants interrogés soulèvent que ce ne sont pas nécessairement les parents qui demandent des ajustements, mais bien eux-mêmes qui souhaitent favoriser la participation des élèves aux activités extra-curriculum. Ils acceptent de s’adapter, de modifier le contenu de leurs activités, de s’ouvrir à la diversité ethnoculturelle quand c’est possible de sorte que ce sont donc les intervenants de première ligne qui vivent avec les réactions des élèves, leur tristesse, leur déception, leur confusion, leur anxiété alimentaire, notamment. Ces réactions apparaissent souvent comme des motivations d’adaptation. L’approche interculturelle se vit donc au quotidien dans la relation pédagogique, à l’aide d’une attitude de décentration (Kanouté, 2007a; Abdallah-Pretceille, 2010). Cette dernière aide à remettre en perspective ses propres points de vue tant professionnel, social qu’ethnoculturel, à diminuer les biais à caractère ethnocentriques ainsi qu’à tenter d’enrayer le racisme (Kanouté, Hohl, Xenocostas, Duong, 2007 :255). L’interculturel est également présent dans l’enseignement à l’aide d’un curriculum reflétant la diversité (Kanouté 2007) ainsi que dans la relation aux parents, qui n’apparaît pas extérieure à l’acte d’enseigner (Kanouté 2007). Enfin, la remise en question provoquée par la rencontre de l’Autre amène un renouvellement de l’éthique professionnelle qui tend peut-être vers une éthique de l’Altérité telle que conçue par Kanouté, Hohl, Xenocostas, Duong (2007).
Suite à la rencontre avec l’Autre, les enseignants souhaitent une méthode d’intervention qui fonctionne et qui puisse être appliquée rapidement, ce qui n’est pas du tout recommandé par les formateurs. Les formateurs et chercheurs misent plutôt sur la réflexivité (Giddens, 1994): la capacité à prendre du recul sur sa propre démarche, sur sa personne, la capacité de remettre en contexte la situation vécue. Il s’agit d’abord de poser le regard sur soi, sur ses émotions, sur ses valeurs et expériences avant de tenter d’intervenir avec autrui. Il s’agit d’être conscient de l’intersubjectivité et de ses propres limites. Toutefois, le discours des intervenants scolaires est beaucoup orienté sur la problématique du temps face à la complexité de la réflexion amorcée. Le manque de temps pour réfléchir et pour entreprendre une démarche plus poussée. Et en même temps, la nécessité de prendre le temps de se pencher sur la question interculturelle, de s’engager dans un processus de réflexivité. Il persiste cependant un décalage entre la réflexion demandée dans les formations et le concret, la routine du quotidien, que vivent les intervenants scolaires. Il appert néanmoins que c’est l’engagement personnel dans la formation interculturelle qui fera la différence dans le cheminement espéré, car c’est ce qui est attendu, un cheminement.
En somme, à travers le discours interculturel, l’éthique de l’enseignant et la complexité de la réflexion demandée, il est possible de constater que la rencontre avec l’Autre tel que conçu par le Soi, force à la remise en question et au cheminement personnel. Les intervenants scolaires ne semblent pas tout à fait prêts et disposés à s’engager dans une telle voie. Grâce aux formations interculturelles et aux entrevues menées, il est possible de questionner l’intégration du processus de formation interculturelle dans le quotidien scolaire.