Dans un même temps, bien moins nombreuses ont été les études portant sur les individus des pays hôtes, sur les diverses manières dont ils réagissent aux représentations globalisées et stéréotypées construites par le tourisme sur leur culture et leur lieu de vie. Il en est de même pour les études concernant les changements sociaux ainsi provoqués.
Une idée incontestable qui revient de manière récurrente dans la littérature sur le tourisme, particulièrement sur le tourisme Nord-Sud, porte sur le déséquilibre des forces en présence, c’est-à-dire entre touristes venus des pays riches, et habitants des pays en développement, donc nécessairement plus pauvres. Le dossier récemment publié dans Civilisations (2) vient nous rappeler l’ethnocentrisme de beaucoup de nos recherches sur le tourisme, en incluant de manière très heureuse la question du retour touristique des migrants dans leur pays d’origine, ou du tourisme asiatique, en Asie ou sur d’autres continents, qui ne sont pas simplement la diffusion du modèle d’un tourisme occidental, mais se fonde sur des bases historiques et des configurations culturelles différentes. Aussi nous paraît-il fécond de ne pas se cantonner au constat d’un déséquilibre entre Nord et Sud, et de s’interroger sur les modes de négociations, sur les adaptions mises en oeuvre par les populations habitant les lieux visités (car ce sont bien les lieux qui forment la base de la promesse de dépaysement et non les personnes). Ainsi, nous pourrions suivre Bowman (1996, 83) à ce sujet, (cité par G. Chatelard, 2002 (3)) lorsqu’il nous dit : « En présentant « l’hôte » comme une victime envers laquelle le visiteur fait quelque chose, nous continuons à présenter les non occidentaux comme des objets sur lesquels agissent les projets occidentaux ». Pour sortir de cette impasse théorique et philosophique, il nous faudrait compléter les théories du pouvoir, qui s’intéressent essentiellement aux questions d’hégémonie et de résistance, en nous penchant également, et peut-être principalement, sur les stratégies d’adaptation, comme ayant une action, à la fois, aux niveaux local et global. Loin de faire des peuples « touristifiés » les victimes d’un phénomène qui les dépasse, cette approche met l’accent sur la capacité des acteurs indigènes à s’emparer du tourisme pour le mettre au service de leurs propres objectifs. C’est d’ailleurs ce qu’analysent les travaux parus ces dernières années sur le tourisme et le travail de l’identité (4), et il apparaît clairement que les articles réunis ici se situent dans cette veine théorique.
Ainsi, nous pourrons éviter de buter sur le concept de « résistance » qui, comme le souligne Brown (1996) dans un article à portée théorique intitulé “On resisting resistance” (5), est une thématique rabattue et qui bloque l’interprétation plus qu’elle ne l’ouvre, présentant celui qui résiste comme étant uniquement en réaction par rapport à une action externe.
Quels cadres pour l’anthropologie du tourisme ?
Malgré l’ancienneté des premiers travaux en anthropologie sur le tourisme (6), ce champ se confronte encore à l’étiquette de « nouvel objet ». Après quarante ans de recherches, de manière plus nette encore depuis vingt ans (principalement en géographie, mais aussi en histoire et en anthropologie), les travaux sur le tourisme continuent de se multiplier bien qu’ils soient longtemps demeurés un thème presque illégitime. Cet objet éminemment contemporain a été, dans un premier temps, massivement investi par les sciences économiques puis par la géographie humaine, plus que par l’anthropologie, alors même que holisme et méthode comparative, constitutifs de notre discipline, sont des outils appropriés pour l’analyse de ce phénomène social. Une des raisons invoquées par Picard et Michaud (2001) (7) est que le tourisme a été envisagé comme facteur de développement, ce qui a privilégié l’angle économique au dépend des autres, qui opère comme un écran. La tendance se rééquilibre depuis une dizaine d’année avec de plus en plus de thèses, d’ouvrages et de numéro de revues consacrés aux modifications liées au tourisme et à la pratique touristique elle-même (8).
Selon Picard et Michaud (id., 5) : « La plupart des anthropologues tiennent le tourisme pour une occupation frivole et regardent les touristes comme des intrus ». Mais, il est certain qu’en tant que fait social majeur, le phénomène est nécessairement un sujet d’étude légitime pour l’anthropologie. Nous ne pouvons continuer à nous comporter comme si, en tant que chercheurs, nous n’avions jamais croisé de touristes sur nos terrains, comme si nous abordions des rivages encore vierges et inexplorés par d’autres que nous et éventuellement quelque explorateur du XIXe siècle. Comme de nombreux auteurs l’ont préalablement souligné, c’est en grande partie ce déni et le risque constant pour l’ethnologue d’être confondu avec le touriste (certes, sous sa forme plus valorisante de voyageur indépendant), qui a retardé la problématisation sociologique de ce phénomène.
Nouveaux usages de la culture religieuse
Il nous est apparu qu’un des aspects encore peu explorés des effets du tourisme sur les sociétés, notamment sur les sociétés du Maghreb, était celui des interactions qu’il entretient avec la religion. Le programme de recherche développé au sein de l’IRMC a pris le parti d’interroger cette dimension et ce de deux manières. D’une part, en prenant la mesure des développements du tourisme religieux (9), avec les divers circuits proposés – soit sous la forme de pèlerinage encadré, ou sous celle de voyage à thématique religieuse – ; d’autre part, en acceptant que les rituels religieux exercent un attrait exotique indéniable sur les touristes. Ces études permettent de mettre au jour comment les deux sphères peuvent parfois développer une complémentarité fructueuse ou, au contraire, la manière dont leur juxtaposition fait apparaître certains conflits, latents ou déclarés. Depuis vingt ans, on observe une nette augmentation de l’offre de circuits touristiques à thématique religieuse, en provenance d’Europe, ou des États-Unis, ayant des destinations variées, vers des sites religieux plus ou moins importants. Qu’il s’agisse de Saint-Jacques de Compostelle ou d’une visite en Terre Sainte, les modalités de mise en tourisme sont propres à ce type de voyages qui combinent la prise en charge de la demande spirituelle, culturelle à celle plus générale de loisir et de détente (10). Comme en témoigne le magazine Tourisme islamique et le site Internet qui lui est rattaché, ce phénomène n’est pas cantonné aux religions chrétiennes et juives. Édité en cinq langues (arabe, anglais, français, espagnol et allemand) depuis septembre 2001 (11), ce magazine vise à promouvoir « tous les genres de tourismes respectant les nobles valeurs éthiques, humaines, familiales et les moeurs, dont nous trouvons la meilleur manifestation dans notre religion musulmane intègre (12) ».
En parallèle à ces voyages religieux à proprement parler, et à la littérature touristique qui les encadre, nous nous sommes également penchés sur ce que la visite touristique, le regard touristique, opèrent comme action sur le rituel religieux lorsque celui-ci est aménagé pour répondre aux attentes, ou qu’à l’inverse, lorsqu’il demeure jalousement protégé du regard étranger (13). Mark Tate avait déjà démontré que le tourisme a contribué à la vivification des cérémonies de la Semaine Sainte en Espagne (14). Miguel Segui-Llinas, géographe espagnol qui avait également participé à notre groupe de recherche, distingue, quant à lui, ces grands rituels religieux montrés à tous (touristes inclus), d’autres, qui se déroulent sur un mode plus intime, villageois, et tournent le dos au tourisme en excluant de façon ostentatoire et parfois brutale, de la même manière, les touristes et les habitants étrangers dans les îles Baléares (15).
Dans ce dossier, des anthropologues et des sociologues, travaillant tous sur des sociétés du Maghreb, proposent d’étudier l’activité touristique sous cet angle particulier. Les terrains investigués se fondent tous, d’une manière ou d’une autre, sur des lieux, des rituels ou une histoire religieuse visant à créer ou à enrichir un produit touristique. Il s’agit d’interroger les diverses évolutions observées dans les pays maghrébins, quant au rapport à la mise en scène ou non de la religion qui procèdent des échanges et contacts créés par la situation touristique, de plus en plus présente et prégnante dans le fonctionnement des sociétés du sud de la Méditerranée. Hormis la problématique de la patrimonialisation des rituels religieux, de leur folklorisation et de leur devenir, sur laquelle la recherche anthropologique travaille depuis longtemps et sous toutes les latitudes (16), les autres facettes de cette thématique sont encore peu explorées. Les contributions réunies ici permettent de mieux cerner les tensions, les enjeux patrimoniaux et touristiques (et accessoirement économiques) entre ce qui est à « nous » (la société hôte) et ce que l’on présente de « nous ». Ainsi réunies, les études font apparaître le paradoxe fort, et semble-t-il incontournable, selon lequel le travail d’une société sur son patrimoine en exige une « déprise », une forme de dépossession, de confiscation, en tout cas de mise à distance. Or la religion, dans sa double dimension de croyance et de pratique, recèle cela de particulier qu’elle relève non seulement de l’universel, de l’englobant, mais aussi de l’intime le plus absolu, des relations sociales et familiales privées, autant que du microcosme individuel, du coeur et de l’esprit. Pour illustrer cette tension, pensons aux représentations de dhikr (rituel soufi), au cours desquelles la relation à Dieu est offerte aux regards (17) ou à l’ambivalence des guides touristiques de Kairouan qui font pénétrer les non musulmans dans l’enceinte des mosquées (ailleurs au Maghreb et contrairement aux édifices religieux au Moyen-Orient, les mosquées ne peuvent être visités par des non musulmans) (18). Hormis trois des contributeurs, les participants à cette recherche collective n’avaient pas, au préalable, travaillé sur le tourisme. Pour la majeure partie d’entre nous, donc, ce travail a été l’occasion de s’arrêter et de creuser des questions liées au tourisme, qui étaient nées lors de terrains précédents, mais qui n’avaient pas jusque là été approfondies, ou d’engager une recherche originale. Nous nous plaisons à penser que, comme Picard et Michaud l’écrivaient au sujet des auteurs qui ont participé à Anthropologie et Sociétés. Tourisme et sociétés locales en Asie Orientale, (2001) : « Sans regard préalable du côté du tourisme, [leur] analyse garde une fraîcheur qui les prémunit contre la tentation de déductions prématurées ».
Le concept de « situation touristique » est ici appréhendé comme un outil permettant l’étude d’une médiation. Nous traitons principalement des touristes étrangers qui rendent visite aux pays du Maghreb et rentrent en Europe une fois leur visite accomplie. Nous portons également notre attention aux situations d’entre deux, tels les juifs tunisiens de France en visite à la synagogue de Djerba (19), les chrétiens français ou italiens en randonnée au Sahara algérien qui, à cette occasion, perd sa dimension nationale pour être happé dans une géographie mystique (20). Une des pistes importantes ouverte par cette recherche serait de voir comment ce site religieux chrétien et les pratiques qui s’y déroulent sont intrinsèquement liés à l’histoire coloniale et nationale, ce qui pose des enjeux de mémoire importants, à une échelle locale et nationale.
Dans ce cas précis, les touristes ne parcourent plus l’Algérie mais « le désert », et les articles réunis ici développent bien l’attrait que ce dernier continue d’opérer sur l’imaginaire touristique européen, dans la mesure où il est imprégné de l’héritage fort de la spiritualité chrétienne. De plus, les auteurs nous disent comment ce désert fonctionne comme un cadre à de nouvelles relations fantasmées : relations que l’on retrouve dans les équipées décrites par S. Boulay et C. Cauvin- Verner (21), lorsqu’ils relatent le travail touristique sur le semblant d’initiation et l’intensité des pleurs à l’issue de « l’expérience du désert ».
Grâce à des variations de point de vue, nous avons aussi pris le parti de faire glisser notre regard des touristes vers les populations qui les accueillent et aménagent leur culture religieuse dans le but de répondre à leurs attentes et d’en tirer quelque bénéfices (22).
Le titre du dossier « Les nouveaux usages de la culture religieuse. Approches anthropologiques » demande une définition, même approximative, de la « culture religieuse » au Maghreb, en prenant en compte les limites de ses expressions ou de ses différents types de manifestations (matérielles et immatérielles). Ce concept est entendu ici comme l’ensemble des pratiques liées à la sphère religieuse, sans que les acteurs ne s’y réfèrent toujours dans un but spirituel. Par exemple, une visite en famille sur un lieu qui abrite un site religieux relève de la culture religieuse d’une ville dans le sens où elle mobilise un ensemble de savoirs, de souvenirs, de références religieuses ancrées dans la culture locale. De la même manière, l’artisanat lié à la confection de drapeaux désignant les saints et les confréries soufies pourrait être intégrée à la culture religieuse, alors que l’action est en elle-même prosaïque, une succession de tâches techniques, tournée néanmoins vers une finalité religieuse. Il est vrai que la situation touristique nous permet de reposer la question de l’imbrication du sacré et du profane, du pèlerin par rapport au touriste, du rituel par rapport au spectacle, et ce faisant, elle fait apparaître d’autres nuances.
La « mise en tourisme » de la culture religieuse évoque donc ce processus social de transformation d’un objet (ici la culture religieuse et ses expressions) en objet bon à présenter aux touristes, parce celui-ci est bon à penser par ces consommateurs en situation particulière. La « mise en tourisme » est donc à comprendre comme une expression commode pour évoquer ce que l’on peut également appeler les « transferts », les « traductions » qui sousentendent une modification de sens, avec des ajouts ou suppressions. On a là finalement un phénomène de médiatisation de la culture (ici religieuse) dans le sens où il faut une intervention pour que l’objet soit également reçu par Autrui. Cela pose la question des acteurs de cette médiatisation (les guides, par exemple, qui jouent un rôle central), du choix des éléments emblématiques à médiatiser (sites, rituels, musiques sacrées, manuscrits, etc.), enfin des supports et des techniques de médiatisation employés par les médiateurs (discours, objets, lieux, temporalités, scènes, musées, etc.).
« Mettre en tourisme » est en quelque sorte opérer une sélection et une qualification d’éléments de sa culture pour présenter celle-ci à un Autre, et pas n’importe quel Autre : une personne issue d’un autre espace-temps, en situation de dépaysement, de loisir et de recherche de plaisir, bref, un touriste. La « mise en tourisme » d’une culture religieuse et de ses éléments emblématiques (architectures, objets, musiques, etc.), de ses « monuments » qu’ils soient tangibles ou intangibles, procéderait ensuite d’une intégration/inscription dans les produits touristiques, qu’il s’agisse de circuits ou d’images vendues aux touristes. Sur ces questions de singularisation et de requalification, de changements de statut d’objets au sens large, nous pouvons nous reporter aux travaux d’Appadurai (23), ou à l’article de Spooner (24) qui retrace le parcours concret et fantasmé du « tapis oriental », en y intégrant sa dimension historique, ainsi que toute la charge affective et marchande de la notion d’« authenticité ». Nous voyons à nouveau à quel point la question du tourisme est enchevêtrée à celle de la globalisation, du contact entre les cultures, de la circulation des biens et des idées et, plus encore, comment le tourisme, en tant que pratique sociale multiscalaire, fabrique une imagerie à partir d’un stock d’images construit sur le temps long.
Si les rapports entre religion et loisirs sont problématiques, nos diverses observations ont le mérite de les clarifier dans la mesure où les articles soulignent le pouvoir attractif de la culture religieuse sur l’imaginaire qui fonde la pratique touristique. Cette culture religieuse peut être mise en action comme emblème, si elle est réduite à un logo, ou utilisée comme un signe d’exotisme (le minaret de Chinguetti ou la prière dans le désert (25)). Elle peut également être présentée comme un élément culturel (architecture, bibliothèques de Chinguetti) ou comme élément esthétique (musique religieuse, prière). Aussi le patrimoine, comme construction en rapport direct avec la notion de « tourisme », se charge-t-il d’une force supplémentaire lorsqu’il traite « le religieux ». Il nous a semblé que, dans cette réalité complexe des configurations entre le tourisme et le religieux, les visités jouent toujours sur les limites entre les éléments qu’ils acceptent de dévoiler et ceux qu’ils préfèrent cacher (les frères de l’Assekrem protègent les retraitants des touristes ; les Stambeli ne présentent pas tous leurs chants ; dans le cas des édifices religieux, mosquées, madrasas, ou zaouias, les lieux d’ablutions sont souvent dérobés aux regards). En revanche, les Nwâjî ne cachent pas vraiment leur religion, mais les aspects plus problématiques de celle-ci, qui pourraient être interprétés comme des reliquats de religion populaire, voire de superstition. Dans ce cas précis, il s’agit plus précisément d’une honte intériorisée par rapport au réformisme musulman qui imprègne aujourd’hui la société marocaine en général.
Qu’est-ce que patrimonialiser sa culture religieuse a de particulier ? La réponse est à chercher du côté de ce que la sphère religieuse évoque. Immanquablement, l’idée sous-jacente est que la « religion d’une société » recèle une part de son intimité. Rien d’étonnant donc dans ce jeu de montrer/cacher auquel se livrent, avec plus ou moins de succès, les acteurs en prise avec la mise en tourisme de la culture religieuse. L’accélération du phénomène touristique n’est pas seulement une question de changement d’échelles, elle implique également des changements de fond, par exemple au coeur des rituels, comme le mettent en lumière tous les travaux récents sur les Gnâwâs au Maroc.
Imagerie religieuse et tourisme, entre produit d’appel et lieu de résistance
Le tourisme est avant tout une posture, une disposition, un déplacement dans un but de loisir. La question commune à nos recherches est de voir comment cette forme très particulière de contact culturel se traduit lorsqu’elle rencontre la sphère religieuse, que cette dernière soit « marchandisée », prise dans le réseau économique du tourisme et conçue comme un produit d’exotisme attractif ou, au contraire, qu’elle soit dérobée au regard du visiteur. Quelles sont donc les multiples manières d’articuler le tourisme au religieux, dans une région telle que le Maghreb où histoire du tourisme et histoire coloniale sont entrelacées ?
Loin de constituer un simple lieu de croisement et de rencontres heureuses, l’espace de contact, notamment en Méditerranée, est un champ de tensions qui met en oeuvre des négociations, des stratégies d’appropriations et des postures de résistance. Nous avons tous observé une réalité mouvante, un cadre dans lequel les catégories sont poreuses, s’interpénètrent, voire se renversent aisément, entre monument et lieu de culte, entre visite culturelle et dévotion sur un site religieux, entre touristes et pèlerins à l’occasion d’une cérémonie religieuse, entre spectacle et rituel, culturel et cultuel, artiste et thérapeute. Le fait de porter notre attention sur la « culture religieuse » comme attrait touristique intrinsèque du pays visité nous a permis de montrer que c’est au sein de ces zones de croisements et de tensions que sont construits des produits touristiques. Ces derniers sont tantôt offerts à tous, de manière oecuménique et universelle (festival des musiques sacrées (26)), tantôt ils semblent appartenir de droit à un groupe aux contours éclatés par l’exil, la migration, et recréés par la force du désir et de la mémoire (juifs de Djerba (27)). D’autres sont le résultat d’une histoire locale particulière qui vise parfois à l’ouverture d’un patrimoine religieux, comme à Chinguetti en Mauritanie (28) ou à Kairouan en Tunisie (29) tandis qu’ailleurs, chez les Nwâjî décrits par Cauvin-Verner (30), il semble que l’histoire religieuse doive demeurer interne au groupe pour être mieux protégée du regard captivé mais tout aussi capteur et juge des touristes étrangers. Certains encore préfèrent jouer sur les deux tableaux comme les Stambeli (31) en proposant des représentations destinées à l’extérieur (que cet extérieur soit touriste étranger ou festivalier autochtone) et des cérémonies « entre soi », et en gérant d’une manière particulière les fruits de ce travail contesté car perçu comme « non authentique ».
Il est ici question de manifestations très différentes de la culture religieuse : de la mosquée de Kairouan ou de la synagogue de Djerba comme des bibliothèques en Mauritanie, d’un pèlerinage chrétien à Tamanrasset, de mise en scène de cérémonies religieuses ou de ressourcement spirituel à l’occasion d’une randonnée dans le désert. Pour autant, le dénominateur commun de ces objets est qu’ils se situent tous dans un entre-deux qui permet de réfléchir à la question des nouveaux usages du religieux, souvent sous le sceau d’une tradition revitalisée. Ces nouveaux usages permettent aussi bien d’interroger les nouvelles valeurs et les sociabilités qui en découlent que d’analyser les questions de représentation de soi et du rapport à l’altérité, autant de questions éminemment anthropologiques.
La position observée par les chercheurs associés à ce programme de recherche a été d’analyser le religieux dans ses rapports diffus avec les pratiques de loisir. Nous nous sommes ainsi écartés de l’étude de la religion dans le sens des croyances et des pratiques, en nous situant dans le loisir, dans des pratiques culturelles qui touchent à la mémoire, à la vie non spirituelle des gens. En prenant pour points d’entrée le patrimoine religieux, nous avons été amenés à réévaluer les discours sur soi, construits à partir de l’image qu’une région ou qu’une ville veulent donner d’elles-mêmes, et de la part d’intimité fantasmée qu’ils veulent préserver. La tension entre l’idée que l’on se fait de l’intérieur et celle de l’extérieur, de l’intime et du collectif, de l’individuel et du social est éternellement présente et cette tension est repérable dans les moments de rencontre.
D’une certaine manière, l’appréhension touristique du Maghreb, du fait de l’imagerie véhiculée par le XIXe siècle, s’opère très « naturellement » en lien avec la dimension religieuse, perçue comme intrinsèque aux lieux et à leurs habitants. Dans ce cas, l’Autre, le Maghrébin, voire l’Oriental, de part sa différence avec le touriste européen, est avant tout perçu comme « musulman ». C. Cauvin- Verner (32) ne remarque-t-elle pas que les touristes rappellent à l’ordre leurs guides nwâjîs s’ils les voient boire de l’alcool ? Et S. Boulay (33) souligne la même indignation de la part des touristes en Mauritanie qui veillent au respect de l’heure de la prière de leurs chameliers.
La religion a la particularité de relever, à la fois, de l’intimité individuelle et du social ; et, par un jeu de passe-passe elle en arrive à incarner l’intimité d’une société. Poser son regard sur des éléments de la religion de l’autre, dont l’exotisation par le rituel ou par l’architecture est aisée, c’est avoir l’impression d’aller au-delà de la surface des choses. Une seconde question importante posée par nos recherches respectives est celle de la gestion du sacré face au tourisme. Quelle attitude est adoptée face à l’impureté potentielle représentée par des personnes qui ne partagent pas la même religion, ou la même intention religieuse ? On comprend par exemple qu’une des conséquences du succès du Festival des Musiques Sacrées de Fès, outre ses retombées économiques directes et indirectes, se mesure sur le plan des équilibres religieux. Au regard de la problématique générale de ce dossier, c’est sans doute ce qui nous intéresse le plus directement. L’auteur y décrit avec délicatesse la dynamique qui s’est enclenchée entre la confrérie Boutchichiya (à laquelle se rattache le fondateur du festival), et la ville. On suppose que la visibilité de cette confrérie, et la légitimité que la scène, les projecteurs, le public et les médias – tous réunis – lui confèrent, contribue à faire naître ou renaître un intérêt auprès de certains habitants de Fès, confirmant ainsi un peu plus son assise populaire et politique.
Si ces questions sont posées par tous nos terrains, les réponses varient en fonction des contextes. En effet, quoi de commun entre des derviches tourneurs de Konya en représentation au Théâtre municipal de Tunis qui n’acceptent pas d’applaudissements, les Nwâjî du Sud marocain qui cachent leurs saints locaux, les Stambeli qui semblent se diriger vers une distinction claire entre les fêtes religieuses ouvertes aux étrangers et aux festivaliers et les cérémonies thérapeutiques à « utilité » interne ?
Tous jouent sur les limites entre ce qui se cache et ce qui se dévoile, entre ce que l’on garde pour soi et ce qui peut être mis en partage.
Notes
1. Londres, Sage Publication, 1990.
2. A. Doquet et O. Evrard (dir.), 2008, « Tourisme, mobilités et altérités contemporaines », Civilisations, vol. 57, n° 1-2.
3. « Carnet de route de Jordanie. De la recherche de terrain à l’expérience de la médiation Partie 1 », Cultures & Conflits, n° 47, automne 2002, [En ligne], mis en ligne le 29 avril 2003. URL : http://conflits.revues.org/ index842.html.
4. Comme par exemple la thèse de S. Le Menestrel, 1999, La voie des Cadiens. Tourisme et identité en Louisiane, Paris, Belin.
5. Michael F. Brown 1996, “On resisting resistance”, American Anthropology, vol. 98, n° 4, 729-735.
6. Théo Nunez « Tourism, tradition and acculturation. Weekendismo in a Mexican Village » (1963).
7. Michel Picard et Jean Michaud, Anthropologie et Sociétés. Tourisme et Sociétés locales en Asie Orientale, Tourisme et sociétés locales, vol. 25, n° 2, 2001.
8. Doquet, Anne et Sara Le Menestrel (dir.), 2006, « Tourisme culturel, réseaux et recompositions sociales », Autrepart, n° 40 ; André Rauch (dir.), 2002, « Touriste, autochtone : qui est l’étranger ? », Ethnologie française, n° 91 ; Bertrand Reau (dir.), 2007, « Nouvelles (?) frontières du tourisme », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 170. 9. A.-C. Simon (2007, « Les voyages religieux. Un marché de niche », in « Sites religieux et tourisme », Cahiers Espaces, n° 96) propose une liste de quelques agences spécialisées, telles que La Procure, Terre entière, Routes bibliques, Bipel ou Ictus voyages, que nous retrouvons dans l’article de N. Belalimat.
10. C’est ce que développe Sylvaine Conord dans son article sur la synagogue de Djerba. Cf. infra, « Tourisme et pèlerinage Lag ha Omer : changements et continuité de la Tunisie à Israël », pp…. 11. La coïncidence avec la destruction des Tours jumelles de New- York est fortuite.
12. http://www.islamictourism.com/news.
13. Cf. infra Corinne Cauvin-Verner, « Randonner au désert : un rituel sans l’islam », pp….
14. “Tourism and the Holy Week” in Léon Spain, E. Badone et S. Roseman (eds), 2004, Intersecting Journeys. The Anthropology of Pilgrimage and Tourism, Urbana, University of Illinois Press, 2004.
15. M. Segui-Llinas, 2007, « La religion, signe identitaire face au tourisme, l’exemple des Baléares », in « Sites religieux et tourisme », Cahiers Espaces, n° 96.
16. En ce qui concerne l’Europe, on pourra se référer à J. Boissevain, 1992, Revitalizing Europeans Rituals, Londres, Routledge.
17. Cf. infra Justin McGuinness, « “De mon âme à ton âme” : le Festival de Fès des musiques sacrées du monde et ses discours (2003-2007) », pp….
18. Cf. infra Barbara Caputo, « Le patrimoine kairouanais entre tradition, mémoire et tourisme », pp…
19. Cf. infra S. Conord, art. cit.
20. Cf. infra Nadia Belalimat, « Marcher sur les traces de Charles de Foucault. Les nouvelles formes du tourisme religieux dans le Hoggar algérien », pp…
21. Cf. infra Sébastien Boulay, « De la visite de Chinguetti à l’expérience du trek dans le désert. Révélation de la culture religieuse en Adrar mauritanien dans le contexte touristique », pp. ; cf. aussi C. Cauvin-Verner, art.cit.
22. Cf. infra K. Boissevain « Le rituel stambâli en Tunisie. De la pratique dévotionnelle au spectacle commercial », pp.. ; Pierre Bonte « La Sorbonne du désert. Les bibliothèques de Chinguetti et le tourisme culturel en Adrar (Mauritanie), pp.. ; cf. aussi les articles précédemment cités de C Cauvin-Verner, S. Boulay, J. McGuinness et B. Caputo.
23. Arjun Appadurai (dir.), 1986, The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press.
24. Brian Spooner, 1986, “Weavers and dealers : the authenticity of an oriental carpet”, in A. Appadurai (dir.), The Social Life of Things…, 195-235.
25. Cf. infra S. Boulay, art. cit.
26. Cf. infra J..McGuinness, art. cit.
27. Cf. infra S. Conord, art. cit.
28. Cf. infra P. Bonte, art. cit., et S. Boulay, art. cit.
29. Cf. infra B. Caputo, art. cit.
30. Cf. infra C. Cauvin-Verner, art. cit.
31. Cf. infra K. Boissevain, art. cit.
32. Cf. infra C. Cauvin-Verner, art. cit.
33. Cf. infra S. Boulay, art. cit.