Nombreux sont les travaux qui dépeignent le siècle précédent à l’aune des violences extrêmes qui s’y sont exercées. Parmi ceux-ci, côté français, retenons trois exemples. Dans leur présentation de l’ouvrage collectif, Le XXe siècle des guerres. Modernité et barbarie, les coordinateurs de cette somme de 600 pages annoncent : « Avec le 60e anniversaire du Débarquement, le temps est peut-être venu d’une histoire européenne de la guerre. L’occasion est favorable au moins à un retour historique et historiographique sur un siècle marqué par la guerre et les destructions massives » (Causarano et al., 2004)(1). Et pour évoquer les guerres de ce siècle, ou plus justement ce siècle de guerres, détour est fait par la guerre de Sécession et les guerres coloniales de la fin du XIXe siècle, de même que sont prises en compte les périodes de paix encadrant celles des crises. Ceci afin de comprendre la violence non en la considérant comme un moment charnière ou transitoire, mais en faisant d’elle le symptôme ou l’incarnation d’une période où la démesure côtoierait l’atrocité. Même approche pour Bernard Bruneteau qui, dans Le siècle des génocides. Violences, massacres et processus génocidaires de l’Arménie au Rwanda (2004), relit le XXe siècle en se fondant sur la catégorie « génocide », due à Raphael Lemkin et adoptée par l’onu le 9 décembre 1948. Enfin, on doit à Jacques Sémelin la tentative de définir au plus près certaines notions telles celles de « crime de masse » ou de « violence extrême ». Et si, dans Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides (2005), la question du génocide apparaît tardivement pour faire l’objet d’une approche critique, on voit que les instrumentalisations de celle-ci dans l’histoire – et sur lesquelles l’auteur revient – accordent néanmoins au génocide des Juifs le statut de référence incontournable pour appréhender les faits sanglants du XXe siècle. Évidemment, tout meurtre de masse n’est pas génocidaire mais le fait d’accoler le terme aux « violences extrêmes » qui ont marqué ce siècle (telles celles de l’ex-Yougoslavie) prouve combien il est difficile de s’abstraire du cadre référentiel que représente la Shoah. D’ailleurs, depuis la fin des années 90, sont conduites dans le monde anglo-saxon des études s’inscrivant au cœur des Holocaust and Genocide Studies qui, explicitement, tracent une filiation entre l’extermination des juifs et celle relative à d’autres populations.
Si la question des génocides et/ou des violences extrêmes conduit à interroger des données terminologiques, d’une part, les modalités et le contexte de ces types d’événements, d’autre part, elle conduit aussi à traiter du travail de mémoire articulé à des lieux de violence. À cet égard, on connaît l’ouvrage d’Annette Wieviorka Auschwitz. La mémoire d’un lieu (2005) qui, en inversant – du moins sur le plan lexical – la démarche initiée par Pierre Nora au sujet des lieux de mémoire, engage des investigations qui tournent autour de cette interrogation : que deviennent les lieux d’histoire quand ils ont franchi le seuil de la mémoire ? Ainsi appropriations, controverses, débats, questions identitaires sont-elles quelques-unes des entrées intéressant les chercheurs travaillant dans ce cadre. C’est notamment cette voie qu’une trentaine de chercheurs(2)– français et étrangers ; principalement historiens, spécialistes de littérature, de sciences de l’information et de la communication – a empruntée pendant quatre années pour traiter des processus – et de leur chronologie – consistant à qualifier, disqualifier, requalifier les lieux de détention et de massacre(3).
Si la dette de ce collectif envers Pierre Nora est importante, les apports des recherches coordonnées par ce dernier n’interviennent que pour une part dans leurs travaux. Elle revient à envisager les lieux à la fois dans leur matérialité et immatérialité, ainsi que dans la capacité de ceux-ci à faire en sorte qu’un événement échappe à l’oubli. En revanche, les chercheurs ont suivi une piste moins empruntée : le marquage premier des lieux, qu’il s’agisse de leur localisation et/ou du sens qui leur est attribué, leur qualification donc. Ici, une clarification s’impose. Dans le Trésor de la langue française (tlf), à la définition du mot « qualification »(4), la première occurrence précise qu’il s’agit d’une « action de qualifier quelqu’un ou quelque chose, d’attribuer une qualité avec sa désignation ». Toujours, dans le tlf, mais à la ligne « droit pénal », on peut lire : « Opération consistant à confronter les faits délictueux avec les diverses variétés de faits réprimés par la loi pénale, en leur donnant l’appellation légale qui leur convient ». Quant au terme « qualifier »(5), il correspond à cette définition : « Marquer de telle qualité, caractériser en attribuant une qualité, une appellation, un titre ». Enfin, le terme « disqualifier »(6) est défini ainsi : « Blâmer (quelqu’un), détruire la réputation de (quelqu’un) sur la preuve d’une indélicatesse ou en vue de déshonorer ».
Dans le registre mémoriel, s’appuyer sur ces repères pour interroger ce que nous désignons comme étant un processus social de qualification, consiste à repérer le geste fondateur – et le sens de celui-ci – par lesquels des acteurs de la mémoire – qu’ils représentent les pouvoirs publics, des citoyens (regroupés ou non en collectifs) ou encore des victimes – font d’un lieu le site emblématique d’une histoire dont ils décident de commémorer un aspect. De même que dans le cadre judiciaire, la qualification d’un fait permet d’affecter à l’auteur une sanction correspondante, le fait de nommer un lieu l’inscrit de façon particulière dans une histoire et permet à ceux (d’anciennes victimes ou leurs représentants, des politiques, des membres d’associations…) qui prennent en charge sa dimension commémorative de lui attribuer un régime de valeurs et une sémantique. Ce qui peut conduire ce lieu à être en conflit avec d’autres, ou à se voir récuser une qualification particulière, telle celle qui affecta plusieurs camps du système concentrationnaire nazi. Voici les faits : dans sa thèse sur le système concentrationnaire nazi (soutenue le 26 octobre 1968), Olga Wormser-Migot défendait une qualification particulière des camps de l’Ouest, celle selon laquelle ceux-ci n’auraient pas connu de chambres à gaz. Or, dans les faits, deux au moins ont fonctionné à Ravensbrück et Mauthausen. D’où une réception contrastée de cette recherche, première du genre, qui connut l’opposition d’anciens déportés dont celle de Serge Choumoff qui, en juin 1969, porta un jugement sévère sur ce travail dans Le Monde (Fontaine, Hamelin, 2010).
Et la disqualification ? Celle-ci correspond à une phase de disgrâce au cours de laquelle le lieu peut tomber dans l’oubli, les valeurs qu’il représente pouvant ne plus correspondre aux attentes du moment. Ainsi en fut-il du camp de la Gestapo de la Neue Bremm (en Sarre) qui, après les premiers aménagements du site par les troupes françaises d’occupation en 1947 et une commémoration d’envergure le 11 novembre de cette même année, plongea dans l’oubli, plus encore lorsque la Sarre redevint allemande, après le référendum du 23 octobre 1955. C’est seulement dans les années 70, à la faveur du croisement de plusieurs circonstances (mobilisation de certaines personnalités, volonté de lutter contre la montée du parti d’extrême droite allemand, Nationaldemokratische Partei Deutschlands – npd…) que le camp fut à nouveau un enjeu mémoriel d’importance et qu’il connût une forme de requalification. La requalification correspond donc ou bien à un infléchissement de sens du lieu en question, ou bien, comme à la Neue Bremm, à l’exhumation de lieux oubliés, à la faveur de causes ou situations « nouvelles » qui peuvent, à un moment ou à un autre, surgir dans l’espace public.
Quoi qu’il en soit, les lieux étudiés sont divers et les supports commémoratifs qui leur donnent sens et vie aussi(7). L’analyse les concernant s’attache à la diversité des acteurs concernés, qu’il s’agisse des victimes, des bourreaux, des agents de mémoire… et accorde une place essentielle aux vecteurs mémoriels tels les musées, mémoriaux, monuments, édifices commémoratifs… D’où une démarche toujours fondée sur le mouvement et la dimension contrastive et où sont mises en regard les tensions et complémentarités entre ce qui est de l’ordre de la qualification et ce qui a trait à la disqualification et à la requalification. Finalement, c’est de médiations mémorielles dont il est question, une notion recouvrant le cadre et les modalités selon lesquels des sujets individuels ou collectifs – engagés dans le travail de mémoire – qualifient et requalifient des lieux. Précisons que la dynamique de ces médiations n’étant ni immédiate, ni transparente, elle conduit à spécifier la rationalité d’interactions multiples qui relèvent à la fois d’une logistique (les conditions matérielles et humaines), d’une poétique (les mises en récit), d’une politique (des intérêts et des conflits liés aux productions mémorielles) et d’une symbolique (les rapports à l’actualité et à l’Histoire)(8).
Tel un archéologue, le chercheur met donc progressivement au jour les couches des empilements mémoriels. C’est d’ailleurs de traces dont il sera d’abord question ici, celles permettant d’accéder à des pans du passé mais aussi celles permettant au chercheur de se frayer un chemin jusqu’à eux. Une double exhumation dont on verra qu’elle confère une forme d’épaisseur temporelle et spatiale à un passé pouvant ou bien être oublié, ou bien se figer dans le geste commémoratif. Et si l’apaisement semble caractériser l’hommage rendu aux victimes, ne nous y trompons pas, il n’est qu’apparent. Car une donnée consubstantielle des gestes relatifs à la qualification, disqualification, requalification, consiste en la présence récurrente de tensions et controverses. Ne serait-ce que parce que lorsque l’on qualifie un lieu, on peut en disqualifier ou requalifier un autre… Nous verrons d’abord en quoi la problématique de la qualification/requalification traverse des histoires diverses ; puis nous aborderons ce qu’il en est des territoires concernés par ces gestes ; enfin, nous traiterons des dispositifs de médiations mémorielles et de leurs enjeux.
Notes
1. Accès : http://groupedhistoiresocia.free.fr/publications/siecle_des_guerres_publications.html. Consulté en juillet 2010.
2. Les participants au programme sont : Audrey Alvès, Marilda Azulay Tapiero, Horst Bernard, Quentin Bilquez, Patricia Boyer, Joceline Chabot, François Cochet, Gaëlle Crenn, Olivier Dard, Galyna Dranenko, Claudia Feld, Béatrice Fleury, Thomas Fontaine, Estrella Israel Garzón, Sylvaine Guinle-Lorinet, Bertrand Hamelin, Luba Jurgenson, Fransiska Louwagie, Philippe Mesnard, Luciana Messina, Cédric Neveu, Aminata Niang Diéne, Claude Nosal, Joanna Teklik, Yannis Thanassekos, Sylvie Thiéblemont-Dollet, Jean-Louis Tornatore, Laurent Thiéry, Jacques Walter, Thomas Weber et Daniel Weyssow.
3. Par commodité, nous utiliserons ici l’expression « qualifier, disqualifier, requalifier des lieux de détention et de massacre ». Néanmoins, le programme qui est au fondement de cette contribution s’intitule : Qualifier, disqualifier, requalifier les lieux de détention, de concentration et d’extermination. Il s’inscrit dans l’axe 4 « Mémoires, culture et sciences » du pôle de recherche scientifique et technique « Homme et société » (contrat de projet État/Région), géré par la MSH Lorraine. Il est dirigé par deux chercheurs du Centre de recherche sur les médiations (crem), Béatrice Fleury et Jacques Walter, et a donné lieu à la publication de quatre ouvrages, chacun centré sur une thématique permettant d’étudier les processus à l’œuvre : Qualifier des lieux de détention et de massacre (Fleury, Walter, 2008) ; Qualifier des lieux de détention et de massacre (2). Territorialisation, déterritorialisation (Fleury, Walter, 2009a) ; Qualifier des lieux de détention et de massacre (3). Figures emblématiques, mobilisations collectives (Fleury, Walter, 2010) ; Qualifier des lieux de détention et de massacre (4). Dispositifs de médiation mémorielle (Fleury, Walter, 2011).
4. Trésor de la langue française (tlf), «Qualification».; Accès : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?11;s=1320271680;r=1;nat=;sol=0. Consulté en juil. 2010.
5. tlf, « Qualifier ». Accès : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1320271680. Consulté en juil. 2010.
6. tlf, « Disqualifier ». Accès : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=350994240. Consulté en juil. 2010.
7. Quelques exemples des lieux étudiés. Concernant les prisons en Argentine, il s’agit d’étudier l’aménagement des anciens lieux de torture à des fins mémorielles ; pour ce qui est des lieux de détention (le camp de la Neue Bremm, le fort de Romainville, le siège de la Gestapo à Bruxelles, les centres de détention de Moselle, de Belgique, les Stalags et Oflags), de concentration et d’extermination en Europe ou du Goulag en Union soviétique, il s’agit ou bien de prendre en considération l’aménagement des sites eux-mêmes, celui des musées qui y sont installés (Auschwitz) ou qui, à distance des lieux, reviennent sur l’histoire de la déportation et/ou de l’extermination (Musée juif de Berlin, La Coupole à Helfaut dans la région Nord-Pas-de-Calais). Mais il peut s’agir aussi d’étudier des édifices ou monuments commémoratifs concernant la Seconde Guerre mondiale (Place du monument invisible de Sarrebruck, La Réparation à Montréal qui rend hommage aux victimes des génocides du XXe siècle, le camp de Thiaroye au Sénégal…). Il peut aussi être question des lieux d’internement des épurés, ceux des anciens de l’oas, ou des monuments ayant pour visée de rendre hommage aux anciens de l’Algérie française. Enfin, il peut être question d’étudier des œuvres d’écrivains (la littérature concentrationnaire, Chalamov et la Kolyma, les écrivains de Bucovine et les génocides, Arthur Conte et les livres qu’il consacre à la condition des sto, Robert Davezies et la guerre d’Algérie, Jean Hatzfeld et le génocide rwandais), des médias (la presse régionales d’Alsace et de Lorraine traitant des procès de Rastatt en 1946-1947, les médias québécois et le génocide arménien), des revues spécialisées…
8. Nous empruntons ce découpage à Y. Jeanneret qui en a proposé les linéaments lors d’une conférence prononcée le 16 octobre 2008 à l’université Nancy 2, dans le cadre des activités du crem.