Le débat sur le paysage
La création des espaces protégés implique l’émergence d’une nouvelle catégorie territoriale, dont la finalité générale est la protection de la nature et la conservation des paysages. Toutefois si l’îlot de protection qu’ils délimitent se définit par contraste avec le reste du territoire dans lequel ils s’insèrent, les parcs ne sont pas pour autant régis par une norme unique : ils font en effet l’objet d’une subdivision territoriale interne, qui a pour but de contrôler les activités économiques et la fréquentation touristique à l’intérieur du parc. Selon la loi du 22 juillet 1960, les parcs nationaux doivent comporter trois types de zones complémentaires : des réserves intégrales(1) où toute intervention humaine et fréquentation touristique sont proscrites ; une zone centrale strictement protégée mais ouverte au public et où les activités pastorales et sylvicoles sont réglementées : il s’agit d’un paysage naturel dont on reconnaît explicitement qu’il est aussi un paysage culturel façonné par les activités humaines ; enfin une zone périphérique, qui fait l’objet d’un développement économique soucieux de préserver des paysages ouverts et de protéger la nature.
En prenant l’exemple du Parc national de la Vanoise, dans les Alpes du Nord, ce texte a pour objectif de démontrer que le découpage administratif du parc en un ordre concentrique (zone périphérique, zone centrale et réserve intégrale), tel qu’il a été promulgué par le décret de création du parc en 1963, répond à la recherche d’un équilibre, entre trois approches différentes de l’environnement, objet de lutte entre divers acteurs sociaux, et qui se sont rencontrés et confrontés dans le processus d’institutionnalisation des parcs nationaux, en mobilisant la notion de « paysage ». Si on se réfère ici à l’usage, autant qu’à la conception et à la valorisation de l’espace, on peut en effet considérer que la protection de la nature en Vanoise est le résultat de tensions, et d’une recherche de compromis entre les tenants d’un paysage « ouvert », ceux d’un paysage « fermé », et ceux d’un paysage « propre ». Ces trois épithètes peuvent servir d’outils conceptuels pour guider l’analyse des différentes conceptions des paysages, en vue d’éclairer les enjeux actuels par un détour historique. La protection du paysage est un objectif déclaré de la loi du 22 juillet 1960 relative à la création des parcs nationaux. Les parcs, et celui de la Vanoise en particulier, ont été contraints de concentrer leurs efforts sur la protection et le suivi d’espèces et de milieux remarquables, tout en encadrant un flux touristique croissant. Or, en quarante ans, le paysage a bien changé. D’un côté l’installation d’équipements pour les sports d’hiver en zone périphérique, de l’autre la déprise agricole, et la fermeture des zones périphérique et centrale, ont apporté des changements majeurs dans le paysage des hautes vallées. La nouvelle loi de 2006 portant modification du statut des parcs nationaux leur donne clairement pour objectif de protéger le patrimoine paysager dans le cœur du parc et dans la zone d’adhésion. Le débat qui va s’installer sur le paysage « ouvert » ou « fermé », et qui va concerner la définition du « caractère du parc »(2) peut être éclairé par un détour historique.
Pour les promoteurs du paysage ouvert, au nombre desquels on compte principalement les associations à caractère touristique qui ont été historiquement à l’origine de la conception et de l’équipement des parcs nationaux en France et en Afrique du Nord, la protection des paysages n’est pas foncièrement séparée des activités humaines, si celles-ci facilitent une contemplation esthétique de la nature. La nature est belle, et un parc a pour vocation de protéger le « beau naturel » et le pittoresque, en évitant que cette beauté originelle ne soit à jamais détruite ou souillée par les hommes. L’approche esthétique du paysage n’en requiert pas moins un aménagement, afin que la nature soit rendue accessible à tous ceux qui pourraient y être sensibles. La protection est indissociable d’une mise en valeur esthétisante de la nature, qui doit être appréciée et aimée telle qu’elle se donne à voir, et qui par conséquent doit être aménagée de manière à ce qu’elle puisse être vue.
Les tenants du paysage « fermé » regroupent, eux aussi, des « amoureux de la nature », mais qui sont mus par d’autres préoccupations que celles des associations touristiques. Pour eux la nature doit être protégée de la manière la plus stricte qui soit, non pour être appréciée par le regard extérieur de l’homme, mais pour elle-même, en la préservant d’un humain, prédateur et destructeur. Pour les promoteurs de ce courant, la protection de la nature et du paysage suppose l’exclusion de l’homme : ils défendent une nature laboratoire/conservatoire où seuls les processus naturels seraient souverains, l’intervention humaine en leur sein étant réservée à des inventaires scientifiques.
Ces deux courants sont confrontés à une troisième perspective, celle des alpagistes, dont les types d’activité et de mise en valeur de l’espace s’inscrivent dans une histoire qui précède depuis longtemps l’idée même que la nature puisse et doive faire l’objet de mesures de protection. Pour eux, le territoire de la Vanoise n’est ni à contempler ni à protéger jalousement, mais c’est l’espace de déploiement de leurs propres activités et par conséquent le produit de leur travail et l’œuvre de tous ceux qui, avant eux, ont « humanisé » cette nature. C’est le pastoralisme qui fait le paysage. Le paysage entretenu, nettoyé, ordonné, « propre », mis en valeur par les activités pastorales est l’horizon esthétique de cette perspective, qui actualise une conception plus ancienne selon laquelle une nature sauvage est un espace à s’approprier et à transformer en un territoire domestique.
Cette diversité des perceptions du paysage est solidaire de différents modèles paysagers, auxquels se réfèrent les acteurs concernés par la gestion de l’espace en Vanoise. Ces façons de voir très contrastées permettent de comprendre les débats passés et actuels sur la protection du paysage et sur la gestion de la diversité biologique dans un espace protégé. Depuis 1992, l’émergence des concepts de biodiversité et de développement durable et l’évolution de l’écologie marquent un tournant important pour les politiques de protection de la nature. L’adoption de la biodiversité comme norme de gestion et d’évaluation exige en effet de prendre en compte la population locale et de reconnaître son rôle dans l’entretien d’un paysage ouvert aux activités économiques et touristiques.
Ce changement dans les objectifs du parc permet de sortir de l’opposition entre nature et artifice, et de focaliser son attention sur les conséquences de l’action envisagée et sur la capacité des objets naturels à s’adapter et à se modifier. En effet, l’ancien objectif de conservation du sauvage devient contradictoire avec la préservation de la diversité biologique, tant au niveau national ou alpin qu’au niveau local. Mais en se donnant les moyens de favoriser le pastoralisme, le parc déplaît à une partie de ses gestionnaires et à certains naturalistes militants qui, pour la plupart, sont demeurés fidèles à un principe de naturalité et aspirent à préserver un paysage fermé aux activités humaines. C’est dans ce contexte, marqué par un nouvel intérêt pour les indigènes et par les tensions générées par les désaccords sur la nouvelle politique du parc, qu’on assiste à une controverse sur la nature du paysage à protéger dans le parc : propre et jardiné par les activités pastorales, ouvert ou fermé aux activités humaines en général. Ces différentes conceptions paysagères sont les héritières des traditions protectrices et des courants d’idées qui ont élaboré les différents projets aboutissant au projet final puis à la création officielle des parcs nationaux en France, après de longs débats et des démarches semées d’embûches et de controverses entre plusieurs visions et discours sur la protection de la nature et du paysage.
L’« ouvert » des associations de tourisme : la valeur esthétique de paysage
Le premier courant, qui défend la protection d’un paysage ouvert aux activités touristiques et de loisir pour les urbains, est en relation avec les associations de tourisme. Cette conception est celle du pittoresque qui correspond au paysage « ouvert ». Le paysage s’impose comme objet patrimonial dans la mesure où il se prête à un rapprochement avec une œuvre architecturale ou picturale. Les lois de 1906 et 1930 sur les sites et monuments naturels confirment cette tendance. Les équipements touristiques sont des dispositifs d’accès à ce paysage et d’encadrement de sa fréquentation. C’est avec la création du Club alpin français (CAF)(3) et du Touring-Club de France (TCF)(4) qu’on assiste à l’avènement d’un processus d’institutionnalisation de la protection des paysages. L’attribution par les associations alpines d’une valeur « monumentale » à certains sites a permis d’étendre aux paysages la protection jusque-là réservée aux monuments historiques. Les deux qualificatifs de « pittoresque » ou de « sublime » sont appliqués à des objets paysagers à voir et à contempler. Le paysage est envisagé sous l’angle de la beauté, au sens de l’harmonie des formes et des couleurs en peinture. Les observatoires et les tables d’orientations installés par le TCF et le CAF sur des sommets des Alpes, des Pyrénées, du Jura et d’Auvergne témoignent de l’intérêt attribué à la vue panoramique. Ces initiatives, de même que la propagande en faveur de la conquête et de la fréquentation de la montagne, ont favorisé l’émergence d’un nouveau regard considérant les cimes des montagnes comme des monuments naturels, des chefs-d’œuvre de la nature, des paysages d’exception à préserver. Ce mouvement est une extension de l’idée, encore récente à la fin du XIXe siècle, de protection des monuments historiques construits par le génie humain à la protection des « monuments de la nature » que sont les paysages exceptionnels. Pour mobiliser leurs adhérents, l’État et l’opinion publique, le TCF et le CAF ont promu plusieurs valeurs d’ordre patriotique, moral, esthétique et économique.
À la conservation des sites, ils ajoutent la conservation des populations sur un mode nostalgique et passéiste. Le pittoresque s’étend en direction du folklorique et de la curiosité locale : les usages, les traditions et les monuments. Pour diffuser la valeur esthétique accordée aux paysages, le TCF avait des liens permanents avec la Société nationale de protection des paysages et des colonies. Cette dernière, dès sa création en 1901, avait déjà adopté l’idée directrice de la protection des sites et monuments pittoresques par des commissions départementales. Ainsi, les dirigeants de la Société nationale de protection des paysages et des colonies sont associés dès 1904 à la formation du Comité des sites et monuments pittoresques du TCF. L’arrivée en montagne d’équipements de loisir pour les urbains, diffusés par les sociétés d’alpinisme, met en place des cadres institutionnels, des équipements et des infrastructures inédits. Les Alpes et les Pyrénées sont parcourues, balisées, explorées et décrites dans des guides ou des bulletins. Des sentiers ont été aménagés, des tables d’orientation installées dès 1903. Le TCF et le CAF ont produit un maillage de l’espace dans les Alpes du Sud et du Nord, dans les Pyrénées et dans les Cévennes. C’est autour des équipements touristiques et d’une organisation topographique de l’espace par les sentiers, le balisage, les refuges, que les projets des futurs parcs nationaux sont nés. La montagne est devenue un lieu d’investissement et un espace où installer des dispositifs et des équipements destinés à faciliter et à encadrer la pratique de la randonnée et de l’alpinisme. Mais ce chantier donne l’image d’un puzzle où manquerait encore la clef, le label « parc national », indispensable pour donner un sens à ces installations.
Les associations de tourisme ont milité en prenant pour modèle l’expérience réelle et les équipements touristiques des parcs américains. L’idée de créer des parcs nationaux, apparue au début du XXe siècle, connaît un grand succès en France. Les associations de tourisme (principalement le TCF et le CAF) ont adopté et largement diffusé l’idée que les paysages sont constamment menacés et qu’ils doivent être protégés. La conception des parcs nationaux défendue par les associations de tourisme triomphe à l’issue du premier Congrès forestier international de 1913. Ce congrès émet un voeu en faveur de la création et de l’extension de parcs nationaux en France. Le vote de ce voeu avec l’appui des associations de protection de la nature et des sociétés savantes donne l’occasion au TCF et au CAF, eux-mêmes soutenus par la Direction des eaux et forêts, de mettre sur pied l’Association des parcs nationaux de France et des Colonies qui se fixe pour objectif la création et l’entretien de ces parcs.
Dès 1913, l’Association des parcs nationaux de France et des colonies, en collaboration avec la Direction des eaux et forêts, lance la création d’une vaste réserve à la Bérarde en Isère(5) au coeur de l’Oisans. Ce premier Parc national de l’Oisans, sans statut juridique, dans le massif du Pelvoux – qui sera englobé beaucoup plus tard dans le Parc national des Écrins – n’a pas de suite immédiate en métropole mais va se développer dans les colonies toujours à l’initiative du TCF et de l’Association des parcs nationaux de France et des colonies. En Afrique du Nord, on s’oriente la plupart du temps vers un classement (motivé par une tradition orientaliste) des monuments naturels pour protéger la beauté esthétique des paysages et des sites culturels (ruines romaines, ksars ottomans, vestiges de la civilisation arabe), tandis qu’en Afrique occidentale et équatoriale française, à l’inverse, la protection de la nature est promue par des naturalistes qui s’orientent vers la création de « parcs nationaux de refuge » et de réserves naturelles pour protéger les espèces animales et lutter contre la chasse et le développement du tourisme cynégétique (les safaris).
Aujourd’hui, cette conception du paysage est adoptée par les professionnels du tourisme et les entrepreneurs des loisirs, mais aussi par les élus locaux et les habitants lorsqu’ils évoquent les perspectives de développement touristique qu’apporte le paysage dans les Alpes du Nord. La valeur paysagère centrale de cette conception est donc la valeur marchande, complétée par la valeur de loisir. La valeur esthétique du paysage du parc est investie dans le marketing touristique et la promotion de la région.
Le « fermé » des naturalistes : la protection de la wilderness
La seconde conception est celle de la wilderness qui correspond au paysage « fermé » des naturalistes. Les sociétés de protection de la nature ont opté en faveur de « réserves intégrales » fermées à la fréquentation humaine et destinées à protéger les espèces qu’elles estimaient menacées. Cette focalisation s’explique par leur choix de s’en tenir au modèle idéal des parcs américains (celui de la protection de la wilderness) et à leur refus d’imiter le modèle touristique réel de ces mêmes parcs. À la tradition de défense d’un paysage ouvert s’associe, jusqu’à la Première Guerre mondiale, un mouvement naturaliste, auquel participent de nombreux professeurs du Muséum national d’histoire naturelle. Les naturalistes vont apporter un appui et un soutien aux forestiers dans leur politique de conservation de la forêt et de reboisement des montagnes. Ils vont aussi soutenir les propositions des associations touristiques en faveur de la création de parcs nationaux. Puis, ils vont se séparer de ces initiatives, auxquelles ils reprochent de concevoir les parcs nationaux comme des équipements touristiques. De leur point de vue, la protection de la nature exigerait de préserver de toute activité humaine les paysages et les milieux naturels, comme un patrimoine commun à préserver.
Les naturalistes, depuis le XIXe siècle, s’intéressent principalement à l’aspect biologique et naturel du paysage et de la protection de la nature(6). Scientifiques et membres de sociétés savantes sont principalement soucieux de protéger des espèces menacées de disparition, ainsi que leurs habitats. Ils se préoccupent de la raréfaction de certains milieux (comme les milieux humides et la forêt) et de certaines espèces (en particulier les mammifères et les oiseaux). Les naturalistes critiquent la brutalité de la technique moderne (agricole, industrielle et urbanistique) vis-à-vis de la nature et de ses ressources. Pour eux, la protection de la nature, qu’elle soit conçue sous forme de parc national ou de réserve biologique limitée, doit être destinée à interdire la chasse, à empêcher le dérangement par le tourisme de masse, et à lutter contre la destruction des espèces animales et végétales et des variétés paysagères par les travaux d’aménagement ; l’objectif étant de protéger les paysages et les habitats de certaines espèces et de permettre aux différentes formes de vie d’évoluer suivant le « jeu normal des lois naturelles ».
C’est dans cette perspective qu’en métropole et depuis le début du siècle, les naturalistes ont cherché à acquérir de petites superficies pour en faire des réserves intégrales où les animaux qu’ils entendaient protéger seraient à l’abri des perturbations d’origine humaine. À cette fin, le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et plusieurs groupements scientifiques dont la Société de biogéographie, la Société nationale d’acclimatation (qui est créée en 1854) et la Ligue pour la protection des oiseaux avaient réclamé la constitution de parcs nationaux et de réserves naturelles en France. Plusieurs associations, comme la Société d’acclimatation, engagées dans une campagne en faveur des parcs nationaux et de la protection de la nature, vont alors se tourner vers l’achat de terrains et la création de réserves naturelles dont elles auront la maîtrise foncière. Comme elles ont des moyens limités et qu’il y a une forte concurrence sur la terre, elles ne vont pouvoir acquérir que des réserves de dimensions modestes, souvent des marais et des tourbières. On assiste, à cette époque, à une politique systématique d’acquisitions foncières en vue de la protection de la faune et de la flore par la Société nationale d’acclimatation et d’autres sociétés savantes. De 1906 à 1930, 459 sites sont créés, dont 119 appartiennent à des particuliers. Parmi les plus connus, on trouve la Réserve zoologique et botanique de Camargue(7), la Réserve naturelle du Néouvielle dans les Pyrénées centrales(8), la Réserve naturelle des Basses-Alpes, le Lauzanier(9), la Réserve des Sept-Îles à Perros- Guirec (Côtes-du-Nord)(10). Ce sont surtout les grandes associations telles que la Ligue pour la protection des oiseaux ou la Société nationale d’acclimatation qui achètent ou louent des terrains pour en faire des réserves naturelles. Ces réserves naturelles, sans statut juridique, sont gérées par des naturalistes passionnés de la conservation et par des scientifiques. Selon les naturalistes, une bonne gestion d’un milieu naturel ne peut être confiée ni à des sociétés de chasse, ni à des associations de tourisme. Ils revendiquent l’exclusivité de la compétence, de l’expertise et de la gestion des espaces protégés. « La conduite de la protection de la nature doit donc répondre à des règles multiples et complexes ; elle nécessite une profonde connaissance des sciences naturelles ; elle ne peut être confiée qu’à des biologistes(11). »
Cette focalisation des naturalistes sur la création des réserves naturelles est liée à leur choix de s’en tenir seulement au modèle idéal des parcs américains et au refus d’en imiter le modèle réel, alors que les notables du TCF ont pris pour modèle et référence l’expérience réelle, notamment les équipements touristiques, des parcs américains qu’ils avaient eu l’occasion de visiter. À travers l’exclusion des activités humaines dans les réserves naturelles et les parcs nationaux, les naturalistes ont été fidèles au modèle théorique des parcs nationaux américains. Dans le modèle américain de protection de la wilderness, la conservation de la nature exclut l’homme. Et cela sera réaffirmé en 1964 avec le Wilderness Act qui stipule que, dans ces espaces protégés, l’homme n’est qu’un visiteur temporaire. « Pour conserver son équilibre biologique à une forêt vierge, il faut y interdire strictement l’accès de l’homme. C’est ce que le gouvernement fédéral vient de faire pour plusieurs milliers de kilomètres carrés de forêts vierges des Cascades Mountains (États de Washington et d’Oregon) où seuls pourront pénétrer (sans y créer d’installations) des chercheurs justifiant de la nécessité d’exploration scientifique(12). » Mais pour les naturalistes, le problème est qu’entre le modèle américain et la réalité américaine, il y a un écart. Relativement tôt, les parcs nationaux américains se construisent sur le mode de la nature sans l’homme, mais deviennent en fait des lieux touristiques. D’abord réservés à une élite, ils se contentent d’aménagements d’accueil légers (sentiers, refuges, etc.) puis, avec la démocratisation du tourisme, ils se transforment en équipements touristiques (avec parkings, routes, motels, cartes, guides, maisons pédagogiques, etc.).
Pour la création des parcs nationaux sur de vastes territoires, les naturalistes s’adressent principalement à l’État en le pressant de soutenir politiquement, légalement et financièrement cette protection de la nature. Ce recours à l’État devient urgent et nécessaire pour les naturalistes, surtout en France où tout le territoire est approprié et mis en valeur par les paysans ou les propriétaires forestiers. Les naturalistes dressent un bilan négatif et émettent des critiques sévères à l’égard des espaces protégés déjà créés en France et dans les colonies depuis le début du XXe siècle par les forestiers, les sociétés de chasse et les associations du tourisme. Ils critiquent la conception cynégétique qui motive la création de certains parcs dans les colonies. Ils critiquent aussi la conception touristique des parcs nationaux américains véhiculée par le CAF et le TCF.
Aujourd’hui, cette conception se focalise sur la protection de la nature et de la diversité biologique dans le paysage. La valeur positive ou négative attribuée au paysage est liée au degré de diversité de la faune et la flore en son sein et la richesse écologique de ces milieux naturels. C’est la richesse biologique et le degré de naturalité qui permettent d’évaluer un paysage. De ce fait, la conception naturaliste contribue à brouiller les limites entre la notion du paysage et celle de nature.
Le « propre » des alpagistes : un paysage jardiné par l’homme
La troisième conception du paysage est culturelle, et correspond au paysage « propre » des alpagistes. Un paysage envisagé en tant que forme sensible d’une interaction dynamique du naturel et du social. Pour les défenseurs d’un paysage ouvert aux activités économiques et fréquenté par les touristes, la notion de paysage est associée à une identité culturelle régionale bien marquée et à un espace de vie et de travail pour les habitants locaux. C’est ainsi que l’on parle de terroir, de vallées alpines, de pays de montagne, et de paysage en général pour désigner ce cadre naturel accueillant les activités des habitants et la fréquentation touristique. Dans cette conception, le rôle des agriculteurs dans l’entretien des paysages en montagne est couramment mis en avant. La diversité des paysages dans les Alpes du Nord est considérée comme façonnée par le travail et la présence de l’homme. Les agriculteurs et leurs réseaux de soutien affirment que la diversité biologique et paysagère est essentiellement d’origine agricole et pastorale. Depuis des siècles, le relief et un climat relativement favorable ont permis une activité agricole et pastorale intense en Vanoise.
Pour les professionnels de l’agriculture, les montagnards ont développé des modes d’exploitation adaptés aux ressources naturelles et un système agro-pastoral spécifique dans lequel on peut assurer une grande variété paysagère. Le paysage alpin d’aujourd’hui est agencé selon plusieurs types d’organisation et de structuration de l’espace. On passe d’un étage habité, avec des villages et des prés, à la forêt, aux alpages puis aux espaces minéraux et glaciaires. Ces unités spatiales vernaculaires forment une sorte de grille de perception qui permet un quadrillage irrégulier de l’espace étagé des pentes par les alpagistes. Les hauts alpages sont divisés en plusieurs unités d’exploitation, selon le mode d’utilisation de l’herbe (fauche et/ou pâturage) et la date d’intervention (fauchaison et mise à l’herbe). À l’intérieur de chaque zone, les activités sont spécifiques et le rapport à l’herbe est différent. Il suffit de suivre les alpagistes au quotidien, tout au long de la période estivale, et de les interroger sur la façon dont ils structurent eux-mêmes leur territoire, pour se rendre compte que tout alpage comprend les unités suivantes : le chalet et sa cave, le « jardin d’altitude », les prés de fauche, (souvent des alpages privés), les pâtures (alpages privés et collectifs), les rochers et moraines et les glaciers. Sur cette mosaïque d’unités paysagères se superpose le réseau des pistes et sentiers. Les alpagistes s’attachent à tous les éléments vus ou perçus qui, dans un paysage, mettent en avant l’exploitation des prairies alpines, les chalets d’alpages et les équipements agricoles.
Cette organisation de l’alpage correspond à une classification des milieux selon leurs caractéristiques physiques et leurs potentialités (pente, exploitation possible, présence de rochers ou de moraines) et leur accessibilité (éloignement du chalet d’alpage, desserte ou non par des pistes ou sentiers). En un sens l’alpagiste appréhende d’abord la diversité au niveau de la mosaïque des milieux. Dans ce système d’exploitation, le savoir naturaliste des alpagistes relatif à l’herbe est médiatisé par le savoir sur l’animal, par les pratiques pastorales et par l’agencement de l’espace agricole. Les alpagistes connaissent l’herbe des prairies et des alpages ayant une valeur fourragère importante ou, à l’inverse, les plantes envahissantes à faible valeur fourragère comme le géranium et le rumex. Les pratiques pastorales et le savoir agronomique d’alpagistes envisagent la végétation et évaluent les prairies, landes et pelouses du point de vue de leurs animaux : ils les classent en fonction de la qualité des fourrages, de leur date de maturité. Ils tendent à associer la diversité de la flore à la qualité des fromages. Mais ce savoir a lui aussi été enrichi de connaissances agronomiques et vétérinaires. Comme le montre l’expérience de l’AOC Beaufort, un échange s’est opéré entre les savoirs empiriques des alpagistes et les savoirs d’action des techniciens de la chambre d’agriculture.
C’est à l’intérieur de ce rapport à l’herbe et de cette structuration de l’espace montagnard par les activités pastorales que l’on peut situer les représentations de la dynamique de paysage. L’alpage est perçu comme un lieu des activités pastorales, un espace de travail et de sociabilité, de souvenirs, de vie. Les prairies travaillées sont considérées comme « propres », « belles », « bien entretenues », « bien ordonnées », etc. Elles sont des espaces de circulation et d’équilibre. Elles relient au passé, à la mémoire, aux souvenirs d’enfance. Elles rappellent les parents, les grands parents, les proches qui sont passés par l’exploitation.
Les prairies abandonnées sont repérées par leurs couvertures végétales « sauvages » et leurs paysages « dégradés ». Ils symbolisent, aux yeux des alpagistes, le déclin, l’abandon et le mauvais entretien. Ils sont « envahis » par des mauvaises plantes, par des « épines » puis par des arbres pionniers (arcosses [aulnes], frênes, merisiers, érables champêtres, alisiers blancs, etc.). Ce processus de retour de la friche et de la forêt est très mal perçu par les alpagistes. Il est qualifié souvent par des termes péjoratifs : la prairie se « dégrade », elle est « sale et négligée », l’alpage est « abandonné », le paysage se « ferme », etc. La présence de la friche devient le symbole de la dégradation paysagère, de la déprise agricole et du déclin économique de l’exploitation. Il permet le retour de la forêt et l’augmentation des risques d’avalanches et d’incendies des villages cernés par la végétation. Le retour de la friche permet aussi le retour et le développement de plusieurs espèces animales sauvages qui avaient été réduites (bouquetins, chamois, mouflons, sangliers) ou éradiquées de la région (loups, gypaètes). Cette prolifération de la faune sauvage génère pour les alpagistes plusieurs problèmes et difficultés. La concurrence alimentaire entre les troupeaux domestiques et les ongulés sauvages, la transmission de pathologies et l’hybridation génétique entre espèces sauvages et domestiques fréquentant les mêmes espaces, l’envenimation d’hommes ou d’animaux domestiques par les vipères, les dégâts aux prairies causés par les sangliers et les marmottes(13).
Dans les Alpes du Nord, les agriculteurs revendiquent l’entretien du paysage, et le maintien et la « production » « d’une certaine biodiversité ». Pour eux la montagne est « jardinée » par leurs pratiques. Dans un système basé sur l’alpage, les différentes pratiques agricoles en interaction avec le milieu physique créent des conditions de vie très variées pour les plantes et les animaux. Les pratiques agricoles et pastorales se conjuguent ainsi aux conditions biogéographiques pour favoriser différentes associations végétales. La fauche sélectionne les plantes (par exemple certains écotypes de graminées adaptés à la fois à la fauche et aux rigueurs du climat d’altitude). Le pâturage contribue, selon ces modalités et le contexte naturel (altitude, exposition, sol, etc.) à sélectionner d’autres espèces. La conjonction entre l’hétérogénéité des conditions de milieu et la diversité des pratiques produit une mosaïque d’associations prairiales. Or, de nombreuses espèces animales (insectes, rongeurs, oiseaux, ongulés, amphibiens, reptiles) utilisent ces associations – ou ces mosaïques d’associations – pour se nourrir, se cacher, se reproduire. Ainsi, l’élevage a façonné le paysage végétal et a eu une influence, médiatisée par la faune, sur les communautés biotiques de la montagne. La structuration de l’espace pastoral – le chalet, le « jardin », les prés de fauche, les pâtures, les rochers moraines et glaciers – est une co-construction des conditions géographiques et des pratiques d’élevage. La mise en avant de cette pluralité des rapports et des interrelations entre des alpagistes et un environnement physique et biotique dans les Alpes du Nord, qu’ils ont façonné au cours du temps, fournit des arguments pour défendre la nécessité de préserver un paysage travaillé, entretenu, ordonné et propre. En Vanoise, les agriculteurs et les gens du lieu ont tendance à structurer leurs décisions vis-à-vis des animaux, et leur représentation de l’espace sur l’opposition entre domestique et sauvage, alors qu’une partie des gestionnaires structure leur vision sur une opposition entre nature et artifice. Les gens du lieu perçoivent la vision des naturalistes et gestionnaires du parc comme étrangère à leur propre vision du monde.
En fait, la création du Parc national de la Vanoise s’est accompagnée de nouvelles servitudes d’intérêt général. Les droits et les activités des propriétaires à l’intérieur du parc se sont trouvés contrôlés, voire réduits dans certains cas, aux seules formes d’activités retenues par le parc. Les activités interdites ou réglementées sont la chasse et la cueillette en zone centrale (réglementées en zone périphérique) et les travaux publics et privés. Par contre, sont tolérés le pastoralisme (moyennant contraintes), les exploitations forestières (moyennant l’autorisation du directeur du parc) et la pêche. Les agents du parc ont longtemps ignoré les savoirs locaux. À leur tour, les éleveurs ont été, depuis longtemps, bien plus nourris des savoirs savants des agronomes et zootechniciens que de ceux des écologues et des naturalistes. Ainsi et pendant de longues années, les visions du monde s’évitaient, et les échanges entre éleveurs et naturalistes étaient rares.
Conclusion
Depuis les années 1950, on assiste à l’émergence d’une nouvelle politique qui s’attache, au-delà de la simple protection, à mettre en oeuvre une stratégie de protection et de gestion des sites paysagers. Les différentes conceptions et les tensions qui traversent l’administration du paysage par les politiques publiques dans un parc national sont liées aux trois grands modèles de perception et d’action qui, au cours du XXe siècle, ont façonné la définition et la patrimonialisation des paysages dans les Alpes du Nord. La loi de 1960 sur les parcs nationaux a trouvé un compromis entre ces trois types de regard et différents projets, par un aménagement en trois zones. Ce zonage montre à quel degré la réussite de la création du parc est l’aboutissement de cette exploration contradictoire d’un projet, d’où la difficulté aujourd’hui de trouver un consensus sur la nature de paysage à protéger.
Aujourd’hui, le paysage est devenu un concept opératoire pour le parc et un outil de gestion de son territoire. La conception des gestionnaires insiste sur le caractère culturel des paysages exceptionnels. Elle repose essentiellement sur la protection de la biodiversité dans le paysage, compris comme un potentiel de développement économique pour les communes du parc. Cela conduit à favoriser les activités pastorales dans la zone centrale afin de maintenir un paysage ouvert permettant la fréquentation touristique. Dans les politiques publiques, on assiste à une convergence vers le paysage ouvert comme outil de gestion mais aussi de valorisation économique et marchande.
Notes
1. Seuls deux parcs (le Parc national des Écrins et le Parc national de Port-Cros) sont parvenus à
instaurer une réserve intégrale en leur sein.
2. Ce débat est déjà engagé dans les parcs qui visent le label paysage culturel de l’UNESCO, comme
le Parc National des Cévennes. C’est le seul parc en France qui soit habité en zone centrale
(environ 600 personnes).
3. Le CAF a été fondé le 2 avril 1874.
4. Le Touring-Club de France, créé le 26 janvier 1890, initialement dans le but d’encourager et de
développer le cyclisme pour les promenades et les excursions, a eu une croissance rapide. Par
décret du 30 novembre 1907, il a été reconnu d’utilité publique.
5. Rappelons que l’initiative de la constitution d’un premier parc national français à la Bérarde a été
prise par M. Mathey, conservateur des Eaux et Forêts à Grenoble.
6. Voir E. de Martonne (1947-1950) et le premier ouvrage de biogéographie de M. Sorre (1971).
7. Elle est la plus importante et la plus spectaculaire. Créée en 1927 par la Société nationale d’acclimatation,
elle s’étend sur 10 000 hectares.
8. Créée par la Société nationale d’acclimatation en 1935, elle comprend un territoire d’environ
22 km2 entre 1 750 m et 3 092 m d’altitude.
9. Créée par la Société nationale d’acclimatation sur 3 000 hectares.
10. Créée par la Ligue française pour la protection des oiseaux en 1912, sur environ 50 hectares, pour
sauver de la disparition le macareux.
11. C. Bressou, « Conduite et organisation des réserves », in Collectif, 1937.
12. J. et M.-L. Dufrenoy, « Les parcs nationaux aux États-Unis », in Collectif, 1937.
13. En creusant leurs terriers, les marmottes sortent des pierres qui endommagent les lames des
motofaucheuses.