Les articles qui composent ce volume visent à mettre en regard deux séries de données et de modèles d'analyse a priori très hétérogènes, relatives d'une part au Nouveau Monde (Méso-Amérique, Andes, Amazonie, Chaco boréal), d'autre part au Monde Antique (Mésopotamie, Syrie, Grèce, Rome). La comparaison a été centrée sur une dimension des pratiques guerrières jusqu'ici peu abordée, à savoir les régimes de traitement du corps – celui du guerrier comme celui des victimes – qui leur sont associés. L'idée a été d'apparier, autour de cette problématique générale, des contributions d'antiquisants et d'américanistes, de manière à susciter un dialogue entre des champs disciplinaires qui ne se côtoient plus guère et de renouer ainsi avec une tradition comparative jadis illustrée par Lafitau et d'autres penseurs des Lumières.
Rappelons les termes de ce véritable manifeste de la méthode comparative que sont les Mœurs de Lafitau : « J’avoue que si les auteurs anciens m’ont donné des lumières pour appuyer quelques conjectures heureuses touchant les sauvages, les coutumes des sauvages m’ont donné des lumières pour entendre plus facilement et pour expliquer plusieurs choses qui sont dans les auteurs anciens ». La comparaison des peuples de l’Antiquité – que le père jésuite connaissait par la Bible ou par des auteurs comme Hérodote ou Strabon – avec les Hurons ou les Algonquins du Canada auprès desquels il avait séjourné presque cinq ans dégage, même au-delà des intentions et des résultats qu’en obtient Lafitau, un modèle non ethnocentrique encore conçu par quelques antiquisants comme exemplaire.
Les « conformités » relevées par Lafitau entre les sauvages américains et les peuples anciens, tout en montrant, comme le dit Momigliano, « cette simple vérité que les Grecs aussi avaient été jadis des sauvages » (1966 : 141) – jugement que P. Vidal-Naquet (1981 : 77) étend aux Romains et aux Juifs – révèlent une identité de la nature humaine que, paradoxalement, il est seulement possible d’affirmer « par différences ». Moins un point de départ en soi qu’une construction intellectuelle, cette identité n’est saisissable, en effet, qu’à partir des traits distinctifs des sociétés humaines. Le problème est alors dans la manière de comparer, par modèles plus que par données, pourrait-on dire, dans la perspective systémique et réflexive de l’anthropologie qui est la nôtre. Ce passage ininterrompu de soi à l’autre qui fait le propre de l’anthropologie est particulièrement visible dans la guerre et dans le traitement symbolique du corps, deux réalités sur lesquelles la chronique quotidienne et globale de notre temps nous a poussé à réfléchir.
Les contributions de ce volume réunissent au moins trois sens possibles de « la guerre en tête ». D’abord la « passion belliqueuse », qui joue un rôle important dans la structuration de l’univers social. Que l’on pense à l’article pionnier de C. Lévi-Strauss (1943), Guerre et commerce chez les Indiens d’Amérique du Sud,où la guerre, loin d’être vue de manière purement négative, fournit selon l’auteur « le moyen régulier destiné à assurer le fonctionnement des institutions », et établit entre les diverses tribus « le lien inconscient de l’échange ». Des travaux ethnologiques récents insistent sur cette dimension positive de la guerre en Amazonie et ailleurs (par exemple en Nouvelle-Guinée), en la considérant justement comme un mécanisme de reproduction de la structure sociale ou de production des hommes eux-mêmes au moyen non pas tant de la destruction d’autrui que de l’incorporation de ce dont il est le support : une virtualité d’identité, une force vitale, un point de vue sur le monde…..
La « guerre en tête » nous renvoie ensuite à un aspect parmi les plus emblématiques de l'usage du corps belliqueux, celui des victimes comme celui des tueurs : à savoir la décapitation. C’est une pratique dont notre histoire – celle des civilisations du monde méditerranéen – nous offre maints exemples, depuis l’Égypte pharaonique jusqu’à l’actualité la plus immédiate. En précisant qu’il ne s’agit pas de façon générique de la tête, mais souvent du visage et des yeux, en d’autres termes d’une image de l’homme que l’on s’acharne à détruire ou à manipuler symboliquement, les contributions réunies ici permettent cependant de mettre en lumière une différence importante dans l’orientation générale des logiques symboliques sous-jacentes à la pratique de la décapitation, commune tant aux cultures antiques de la Méditerranée qu’à celles des Amériques.
En Syrie et en Mésopotamie, la décapitation semble impliquer un traitement de masse : ce n’est pas la singularité inhérente au visage qui compte, c’est le nombre de têtes accumulées, manière de donner à voir l’ampleur de la portion d’altérité négative refoulée aux marges du territoire, conquise, annihilée et appropriée à des fins apotropaïques. Seule exception apparente à ce traitement ‘désindividualisant’ des dépouilles ennemies, le corps du roi vaincu. On peut toutefois penser que la singularisation de cette tête-là, nommée et représentée dans sa particularité, relève d’une opération métonymique : la tête d’un souverain ennemi ‘vaut’ pour l’ensemble des sujets qu’elle subsume – autrement dit elle ‘fait masse’ à elle seule – et c’est à ce titre qu’elle bénéficie d’un traitement individuel. Dans les Amériques, par contraste, le corps des victimes (quel que soit leur nombre d’un point de vue objectif) subit un traitement qui tend à le singulariser, tant du point de vue sociologique (sous des formes diverses le captif, même destiné à mourir, est incorporé symboliquement à la parentèle du vainqueur) que du point de vue iconographique (son image peinte ou sculptée est nommée et particularisée). La tendance à individualiser les victimes de sacrifices ou d’homicides guerriers paraît corrélée au procès d’identification entre vainqueur et vaincu qu’on retrouve si fréquemment dans les rituels amérindiens, postulant une identité entre sacrifice d’autrui et sacrifice de soi, une identité voire une inversion de valeur entre le meurtrier et sa victime, une identité entre soi et l’ennemi dans le cadre d’une nouvelle opposition dualiste plus englobante. C’est bien cette équivalence entre vainqueur et vaincu mise en place par des moyens rituels qui semble exclue de l’horizon idéologique des cultures de la Méditerranée antique : là l’effort symbolique porte sur une mise à distance maximale entre partenaires de guerre, et sur la consolidation du caractère irréversible de leur relation.
Un troisième sens de la « guerre en tête » que les auteurs ont été invités à explorer concerne les qualités demandées aux guerriers et à leurs propres corps. L’analyse des mythes ou des paradigmes conceptuels traitant de la guerre cherche à montrer comment la valeur du corps qu’ils exhibent, et notamment de la tête, se rattache aux pratiques sociales et symboliques. Là encore, par-delà les ressemblances en matière d’aptitudes et d’attitudes attendues des combattants – mais où les guerriers sont-ils autres qu’endurants, féroces, rusés, héroïques et voués à la ‘belle mort ‘… ? – on décèle les indices de divergences significatives dans le statut accordé aux praticiens de la prédation d’autrui chez les Amérindiens et dans le monde antique. Hautement valorisés dans les deux types de culture, les hommes de guerre incarnent un mode d’être souvent placé au cœur de la société, qu’il s’agisse de Sparte ou des Jivaro. Mais ce qu’on attend d’eux est très différent : en Amérique, le guerrier est voué à la capture de ressources symboliques indispensables à la reproduction de sa propre société, synthétisées par des visages, des têtes ou d’autres morceaux de corps prélevés aux ennemis, par des captifs destinés au sacrifice ; autour de la Méditerranée, le guerrier est chargé de repousser et de détruire, de manière réelle ou figurée, tout ce qui, par son altérité même, menace l’identité du corps social qu’il incarne. La position des jeunes Spartiates et leur mode de socialisation sont à cet égard exemplaires : nichés au centre de la polis, ils commencent par faire la guerre aux hoplites et aux négociants – Lacédémoniens de seconde zone – avant de faire la guerre, adultes et suivis cette fois par les hoplites, aux Autres plus lointains. Par contraste, les guerriers amérindiens restent aux marges de la société tant qu’ils sont en position de prédateurs – tant qu’ils s’identifient de manière littérale à des grands carnassiers comme le jaguar – et ne reviennent en son centre qu’à l’issue d’un processus de ‘ré-humanisation’ plus ou moins long.
Un dernier aspect concerne la part iconographique de ce travail. Les illustrations dont les auteurs ont tenu à enrichir leurs textes témoignent, dans chaque contexte et par comparaison, de l’importance des images et du regard dans les représentations liées à la guerre et à l’homicide. C’est encore une autre dimension comparative – à peine abordée ici – implicite dans l’intitulé que nous avons donné à cette réflexion.
Les contributions de ce volume résultent de deux occasions de rencontre : une journée d'étude organisée par le Laboratoire d’Anthropologie Sociale et l’Équipe de Recherche en Ethnologie Amérindienne du CNRS ; et une collaboration de ces deux unités avec le Dipartimento di Beni Culturali de la Faculté de Lettres et Philosophie de l’Université de Palerme, qui a fait suite aux débats parisiens par un séminaire organisé à Agrigente dans le cadre de l’enseignement d’Anthropologie historique du monde ancien du Corso di Laurea in Archeologia.
Lafitau, J.-F.
1983 [1724] Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, Introduction, choix des textes et notes par E. Hindie Lemay, Paris, Maspéro.
Lévi-Strauss, C.
1943 « Guerre et commerce chez les Indiens d’Amérique du Sud », Renaissance (I) 1-2 : 122-139.
Momigliano, A.
1966 « The Place of Herodotus in the History of Historiography », in Studies in Historiography, New York, Harper & Row : 127-142.
Vidal-Naquet, P.
1981 Le Chasseur noir, Paris, Maspéro.