1. Contexte
Ce programme, dont les objectifs principaux sont la documentation, la préservation et la revitalisation des langues en danger à travers le monde, est le fruit d’une initiative personnelle.
Je suis moi-même issue d’une culture minoritaire dont la langue risque de disparaître : le breton. Cette érosion de ma langue s’est faite au fil du XXème siècle : il y a une centaine d’années, la majorité de la population de Basse-Bretagne parlait breton (dont 50% de monolingues) mais aujourd’hui il ne reste plus que 200 000 locuteurs, la plupart âgés de plus de 60 ans. Mes parents, nés dans les années 20 et 30, font quant à eux partie de cette génération qui ne parlait pas français avant d’aller à l’école. J’ai moi-même été élevée de façon bilingue, avec tous les problèmes de rejet et de honte classiques dans ce type de situation.
Après avoir milité une bonne partie de ma vie pour ma langue et ma culture, j’ai souhaité élargir le champ et m’engager dans une lutte plus globale pour le maintien de la diversité linguistique.
On estime en effet à environ 6 000 ou 7000 le nombre de langues parlées aujourd’hui dans le monde, mais la moitié de ces langues pourrait mourir durant le XXIème siècle. Quelques chiffres donnent la mesure de l’hécatombe linguistique en cours :
Avec ces langues, ce sont des pans entiers de culture de l’humanité qui vont disparaître. Pour faire face à cette déperdition, des chercheurs travaillent sur les 5 continents à sauver ce qui peut l’être, c’est-à-dire à décrire et documenter les langues menacées et les cultures qu’elles véhiculent.
2. Le programme Sorosoro
Lancé en 2008, le programme Sorosoro se place dans ce contexte et entend accompagner ces scientifiques sur le terrain pour compléter leur travail académique par une documentation filmée, pérennisée pour les générations futures à travers un plan d’archivage et de préservation ad hoc.
Le programme se décline en 3 volets :
Les tournages ont démarré début 2009, et en un peu plus de 2 ans, ce sont 13 langues/cultures qui ont ainsi été documentées, pour un total d’environ 300 heures de rushes.
Gabon : langues benga, mpongwe, punu et akélé (langues bantoues)
Sénégal : langues menik, baynunk, bassari et laala (langues atlantiques)
Nouvelle-Calédonie : langues xârâcùù, xârâgurè et haméa (langues mélanésiennes)
Guatemala : langues kaqchikel et tektiteko (langues mayas)
3. Les rapports avec les communautés
* La perception des locuteurs lors des tournages
De façon générale, nos équipes sont toujours très bien reçues dans les villages où elles filment. Elles sont bien entendu introduites par des informateurs locaux et des linguistes qui y travaillent de longue date, mais là n’est pas le seul élément qui rentre en ligne de compte.
On trouve aussi une satisfaction, au moins de la part des « érudits » de ces villages, de voir qu’un monde qui est en train de disparaître rapidement sous leurs yeux et auquel ils sont attachés aura ainsi une chance d’être préservé. C’est ce qu’exprime le maire du village de Tchibanga, en pays punu au Gabon, lorsqu’il parle de la préservation de l’épopée du Mwmbwang : http://www.sorosoro.org/videos-sur-la-langue-punu. Notre équipe a en effet eu la chance de pouvoir filmer l’un des derniers conteurs à être encore en mesure de livrer ce récit.
De même, chez les Mpongwe, toujours au Gabon, nous avons filmé Jean Félix Ayenouet, le dernier grand conteur de sa communauté, narrant un grand récit traditionnel, l’histoire d’Ogoula et Ilombè : http://www.sorosoro.org/videos-sur-la-langue-mpongwe-myene. Un an plus tard, Jean-Félix mourait et nous étions heureux d’avoir pu tourner avant sa disparition.
Autre pays, autre approche : au Guatemala, conjointement au plaisir de voir des étrangers s’intéresser à leur culture, nous avons pu percevoir un certain ressentiment de la part d’un maître de cérémonie traditionnel, une sorte de suspicion que les blancs pourraient « profiter » de leurs connaissances et gagner de l’argent sur leur dos : http://www.sorosoro.org/videos-sur-la-langue-kaqchikel. C’est bien entendu pur fantasme, mais on a pu apprécier, à petite échelle, bien entendu, la différence de perception entre les pays africains où nous sommes intervenus et le Guatemala en Amérique Centrale.
Si nous sommes tout à fait conscients du décalage qui peut exister entre nos préoccupations occidentales de préserver la mémoire du monde, et les besoins plus prosaïques des populations locales, nous continuons de penser que ce qui peut paraître futile ou décalé aujourd’hui ne le sera peut-être pas demain. Je garde toujours en mémoire les films tournés par Edgar Morin à Plozévet dans les années 60. On a alors beaucoup glosé sur certaines maladresses de cette enquête, il n’empêche, des années plus tard, les heures de films qui en sont issues sont des témoignages incomparables que tous les habitants de la région ont toujours grand plaisir à voir et à revoir.
* La restitution
Restituer ce qui a été filmé aux communautés semble aller de soi, et pourtant ce n’est pas si facile. Plusieurs questions se posent en effet :
- que donne-t-on ? Des rushes qui, probablement, ne sont pas ce qui intéressera le plus les locuteurs eux-mêmes car ce sont des données brutes ? Des films montés plus aboutis, mais qui auront été traités par des personnes extérieures ?
- à qui donner ? Qui sont les représentants habilités à recevoir ces données au nom des communautés ? Ou alors faut-il privilégier les institutions locales, les universités, les musées ?
- que faire quand personne n’est équipé pour préserver, et même lire ces données ? Il nous arrive souvent de tourner dans des villages qui n’ont même pas l’électricité…
Pour notre part, nous traitons les choses au cas par cas : nous donnons des copies de tout ce que nous filmons aux linguistes concernés, et parfois aux universités, centres de recherche et diverses institutions.
En ce qui concerne les populations filmées elles-mêmes, lorsque les locuteurs sont équipés pour lire des documents audiovisuels, nous gravons quelques DVD, mais nous savons aussi que là où il est accessible, Internet est le média le plus efficace.
Nous avons ainsi reçu des témoignages, en particulier du Sénégal, selon lesquels nos vidéos (notamment celles d’un conteur particulièrement talentueux http://www.sorosoro.org/videos-en-langue-baynunk-senegal) ravissaient les habitants du village et que beaucoup voulaient désormais s’équiper pour recevoir Internet afin de pouvoir se voir !
Internet est de fait un outil formidable pour nos activités, en ce qu’il nous permet d’être en contact avec des locuteurs de différentes langues du monde entier.
Nous avons ainsi reçu par exemple des demandes de linguistes ou d’activistes de venir filmer leurs langues, en particulier en Afrique (RDC et Côte d’Ivoire notamment).
Par ailleurs, à travers une rubrique du site appelée « Le mot de la quinzaine » (qui consiste à demander aux Internautes de traduire des mots basiques dans leurs langues), nous pouvons repérer des locuteurs des langues que nous avons filmées. Cela nous est ensuite extrêmement utile pour les traductions de nos rushes, qui s’avèrent toujours être l’une des parties les plus ardues de notre travail, et qui se trouvent facilitées par l’apport de ces internautes. Cela s’est produit pour la langue kaqchikel (Guatemala) et la langue mpongwe (Gabon) pour lesquelles nous étions en panne.
* Autres développements
Notre intention n’est pas de « thésauriser » les données que nous collectons, mais bien de faire en sorte qu’elles servent le plus possible, en particulier aux populations qu’elles concernent. Nous prévoyons donc à l’avenir de publier des livrets et DVD destinés à servir de supports d’enseignement et de transmission pour les langues que nous filmons. Plusieurs des vidéos que nous réalisons peuvent en effet être utiles dans ce cadre.
Nous avons déjà mentionné les contes, mais nous disposons aussi de multiples spots en différentes langues sur les couleurs, les chiffres, les jours de la semaine, les parties du corps, les traductions des mots nouveaux etc.: http://www.sorosoro.org/les-petits-mots-de-tous-les-jours.
D’autres rubriques telles que les recettes http://www.sorosoro.org/recettes, les chansons http://www.sorosoro.org/musique-et-chansons ou encore les rites et cérémonies http://www.sorosoro.org/les-rites-et-les-ceremonies pourront également donner lieu à publication couplée DVD/livre.
Ce projet devrait être mis en œuvre dès 2011 pour plusieurs langues de Nouvelle-Calédonie.
En conclusion, et pour revenir à mon point de départ, la Bretagne, j’ai aussi eu la surprise de constater à travers nos tournages que les méthodes d’éducation pratiquées dans les colonies africaines ne différaient guère de celles mises en œuvre dans l’hexagone pour éradiquer les langues régionales : la pratique du « symbole », basée sur la délation, consistait à affubler d’un objet infamant (généralement une queue de vache en Bretagne) les enfants surpris à parler leur langue à l’école, ceux-ci devant ensuite trouver un autre élève dans le même cas pour lui transmettre l’objet de honte, le dernier de la journée étant puni. En dépouillant diverses interviews, j’ai découvert celle du maire punu de Tchibanga qui racontait qu’au Gabon, le symbole existait bien, de la même façon, mais que l’objet infamant n’était pas une queue de vache mais… une tête de singe !
Dans ces témoignages sur le pourquoi du déclin des langues, on trouve aussi celui d’Henriette, qui décrit la situation dramatique dans laquelle se trouve aussi le mpongwe, une situation qui pourrait sans doute être décrite de la même façon pour bien des langues dans le monde.
http://www.sorosoro.org/videos-thematiques-le-declin-des-langues