Méconnu de son vivant, Walter Benjamin est aujourd’hui considéré comme l’un des critiques majeurs du 20ème siècle. Son œuvre, longtemps tenue pour négligeable, fait désormais l’objet d’une réception qui déborde largement son cadre d’origine (la critique littéraire) pour investir de nombreux domaines de connaissance (philosophie, urbanisme, études visuelles). Cependant, rares sont les historiens, les anthropologues et les sociologues qui s’y réfèrent véritablement. La place marginale, pour ne pas dire inexistante, qu’occupe Benjamin au sein des sciences humaines et sociales est d’autant plus troublante que celui-ci a consacré la majeure partie de ses réflexions à des questions relevant de ces disciplines. Qu’il s’agisse des modalités de la transmission culturelle, des transformations de l’expérience subjective, des formes empruntées par la société de masse ou de la critique de la philosophie du progrès, Benjamin n’a jamais cessé de considérer l’histoire, la culture et la société comme des objets d’investigation à part entière.
Il convient de s’interroger sur les raisons de l’indifférence dont Benjamin fait l’objet. On peut certainement l’imputer à l’épuisement – supposé ou réel – du marxisme comme pensée politique. Le caractère fragmentaire et parfois opaque des textes de Benjamin y contribue sans doute aussi. Mais gageons que les découpages disciplinaires, qui cloisonnent plus souvent les savoirs qu’ils ne les mettent en question, tiennent ici la plus grande place. Il s’agit là, somme toute, d’un phénomène continental car ailleurs, notamment dans le monde anglo-saxon où le postmodernisme a conduit les auteurs issus du poststructuralisme et ceux de la théorie critique à se côtoyer, les idées de Benjamin sont fréquemment mobilisées, certes avec plus ou moins de rigueur, mais toujours de façon stimulante.
Ce volume, issu d’une journé d’études du Laboratoire d’anthropologie sociale, espère réveiller une curiosité qui s’est estompée faute de n’avoir peut-être pas été suffisamment nourrie. Il rassemble les contributions d’historiens, d’ethnologues et de sociologues qui ont en commun de porter une grande attention à la singularité de la pensée benjaminienne : à ses concepts, bien sûr, mais aussi à ses opérations de pensées et à ses modes d’écriture. Deux partis pris guident ici la lecture. Disons tout d’abord qu’à l’exercice du commentaire littéral, nous avons privilégié la fécondité des opérations de passage. Si l’œuvre de Benjamin doit continuer à faire l’objet d’une exégèse érudite, il est tout aussi nécessaire de s’interroger sur sa traductibilité vers d’autres champs disciplinaires. Les articles qui suivent ne portent donc pas sur Benjamin à proprement parler mais montrent comment on peut travailler avec ou à partir de lui sur des thématiques et des objets extrêmement divers. Il importait, d’autre part, de ne pas statuer sur la place qu’occupe ou devrait occuper Benjamin au sein d’une discipline. Une telle entreprise est d’ailleurs vouée à l’échec tant son œuvre atypique est rétive à toute forme de classification. Les textes de Benjamin ont en effet quelque chose de proprement incomparable, un caractère sui generis comme le disait Hannah Arendt, qui résiste à leur appropriation. C’est à travers cette résistance qu’ils continuent de nous provoquer, par-delà l’époque où ils furent écrits, en mettant à l’épreuve leurs différents contextes de réception. La diversité des analyses présentées ici témoigne clairement de l’impossibilité d’assigner aux concepts benjaminiens une signification et un usage définitifs. Ils constituent bien plutôt un matériau sur lequel viennent se confronter des différences de pratiques, d’intentions, de savoirs et qui, en retour, génère de nouvelles perspectives d’analyse.
Le thème de la « tradition des vaincus » occupe une position centrale dans les textes proposés. Il renvoie directement aux thèses « Sur le concept d’histoire » qui constituent l’ultime réflexion de Benjamin sur le sens de l’histoire mais aussi de la culture. Le texte, écrit en 1940, suite au pacte germano-soviétique, se présente comme un désaveu de l’optimisme naïf qui caractérise la pensée de gauche de l’entre-deux-guerres. À la différence de bon nombre de marxistes, Benjamin n’a jamais pensé que la révolution résulterait simplement du développement économique et technique. Il était plus encore convaincu que l’historicisme positiviste et la philosophie du progrès qui caractérisaient la social-démocratie allemande et certains courants marxistes conduiraient droit à l’échec. L’attitude spécifique de Benjamin envers l’histoire, même à son plus haut degré d’engagement politique, s’est toujours traduite par une volonté de soustraire le matérialisme historique à toute idée de progrès. D’où le renversement radical opéré dans les thèses : à la représentation d’une continuité et d’une causalité enchaînant les événements de façon prospective, Benjamin substitue une conception rétrospective et discontinue du temps. Dans cette mise en question de la vision téléologique de l’histoire, le passé et le présent ne sont plus dans un rapport de successivité mais se définissent conjointement. Le sens des événements n’est pas fixé une fois pour toute : il ne cesse de se redéfinir avec chaque instant présent qui les vise de façon inductive. En ce sens, le présent n’est plus un intervalle muet entre le passé et le futur mais une instance de re-temporalisation où se redéploie, dans l’après-coup, le sens de l’histoire.
Il faut cependant en dire davantage car à trop se focaliser sur la discontinuité et le présent, comme l’on fait nombre de commentateurs, on en oubli que Benjamin ne récuse pas une mais deux formes d’historicisme : celle qui postule l’existence d’un progrès indifférent aux déchirures du temps mais aussi celle qui, au nom du présent et de ses exigences, actualise le passé pour s’en faire opportunément l’héritière. Bien qu’opposées, ces deux conceptions n’en sont pas moins solidaires : l’une comme l’autre nage dans le sens du courant. Or si aujourd’hui le positivisme historique et la philosophie du progrès sont définitivement disqualifiés, le second modèle écarté par Benjamin trouve son expression dans des conceptions de l’historicité promulguées par la phénoménologie et par l’herméneutique. Préoccupées par l’actualisation et la réception de significations cachées, mais disponibles, dans les monuments de la tradition, elles demeurent sourdes aux appels du passé. Pour Benjamin, au contraire, l’actualisation est indissociable de la remémoration d’un passé en souffrance : celui des générations opprimées dont les combats ont été oubliés et dont les revendications ne se laissent plus entendre, faute d’être transmises. En distinguant la tradition des vaincus de celles des vainqueurs, Benjamin nous rappelle ainsi que :
« Quiconque domine est toujours héritier de tous les vainqueurs […] Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui. A ce cortège triomphal, comme ce fut toujours l’usage, appartient aussi le butin. Ce qu’on définit comme biens culturels. […] Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte aussi bien le processus de leur transmission de main en main. » (Benjamin, 2000, 432-433)
Là est l’actualité de Benjamin, dans sa prise de distance avec des régimes d’historicité dominant aujourd’hui l’horizon des sciences humaines et sociales mais qui ne questionnent pas suffisamment les implications politiques du processus de transmission. Pour nous, il ne s’agit plus de critiquer l’historicisme du 19ème siècle qui, croyant saisir les événements tel qu’ils se sont réellement passés, s’identifiait empathiquement aux classes dominantes – celles qui décident de ce qui doit être conservé. Il s’agit bien plutôt de reconnaître que nos entreprises historiographiques et ethnographiques, quelle que soit leur prise en compte de la distance temporelle ou culturelle, demeurent tributaires d’un processus de transmission intrinsèquement violent. A ce titre, ce que dit Lévi-Strauss de l’ethnologue a valeur exemplaire : celui-ci « peut d’autant moins se désintéresser de sa civilisation et se désolidariser de ses fautes que son existence même est incompréhensible, sinon comme une tentative de rachat » (Lévi-Strauss, 1984 : 466)
Rendre compte des individus et des peuples considérés comme le rebus de l’humanité et laissés dans les marges de la civilisation, telle est bien la tâche que Benjamin assigne aux sciences humaines et sociales. Celle-ci n’a rien cependant d’évident car la vision des vaincus, par manque d’archives ou de témoignages, n’est pas disponible à la description. Elle ne se laisse entrevoir que dans les brèches d’un processus de transmission qui ne cesse de l’occulter. Reste donc des images, des visages et des événements, toujours menacés de disparaître si nous ne nous les reconnaissons pas, au présent, mais auxquels l’écriture peut encore donner un nom et, par là même, restituer la force de contestation dont ils sont porteurs.
Benjamin, W.
2000 « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Paris, Folio essais.
Lévi-Strauss, C.