Le Souffle du Mort - La Nuit des Grands Morts de Dominique Sewane

Dominique Sewane


Le Souffle du Mort - Les Batammariba (Togo-Bénin) , collection Terre Humaine, éditions Plon, La Nuit des Grands Morts - L'initiée et l'épouse chez les Tamberma du Togo, préface de Jean Malaurie, éditions Economica, auteur : Dominique Sewane


Pierre Aubé – « Affiches de Normandie » – 22 octobre 2003

On a beau avoir fréquenté assidûment la fameuse collection Terre Humaine fondée par Jean Malaurie voilà près d’un demi-siècle (quelque 80 titres) il est des volumes qui savent convaincre plus que d’autres, et qu’on accueille avec davantage de jubilation.
Le Souffle du Mort de Dominique Sewane, philosophe et ethnologue de grande race, docteur de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, est de ceux-là (Ed. Plon, 688 p. 58 ill.). D’autant qu’il se conjugue avec bonheur à un autre, d’une égale maîtrise : La Nuit des Grands Morts (Ed. Econnomica, 272 p. 20 ill.)). Tous deux sont consacrés à une population jusqu’alors mal connue du Nord Togo et du Bénin, les Batammariba, dont on vantait seulement les superbes maisons-forteresses. Issus de l’observation minutieuse d’un seul village, Warengo, menés pendant plus de vingt ans dans les pires conditions qui soient, mais avec la passion farouche de comprendre, ces deux livres n’en font qu’un. Celui-ci raconte par le menu et propose une analyse du rite d’initiation des femmes : le dikuntri. Une liturgie immémoriale et complexe, menée avec un sens aigu de la dramaturgie, qui tend à rendre les jeunes perméables au souffle des Grands Morts dont les noms – d’ordinaire tus avec un soin jaloux – sont déclamés par des chanteuses à qui les éléments, subitement complices, font un cortège inquiétant.

Celui-là, le plus saisissant peut-être, restitue le rite de deuil – tibenti – depuis le bris des membres au cœur de la maison de famille, jusqu’à l’aboutissement, très complexe, de ce qui, autour du simulacre du défunt, conduit celui qui fut vivant au bout de son destin. Moyennant quoi, on a conscience de n’avoir en rien rendu compte de l’originalité. Dominique Sewane est la première et la seule, à avoir vu ces choses entées sur des réalités profondes – et de la richesse d’attitudes, de gestes, de paroles et de silences, qui, partagées par un très petit canton de l’humanité, nous concernent infiniment. Elle le fait avec la rigueur de qui a beaucoup interrogé, recoupé, réfléchi. Témoin exigeant qui sans cesse nous donne à scruter ses carnets, intelligence aigue que sous-tend une approche conceptuelle impeccable, elle est un passeur efficace. Mieux, par un phénomène d’intussusception rarissime en ethnologie, elle a su aller assez profond en autrui pour restituer son empathie sans pathos aucun, avec une pudeur extrême qui ne va pas dissimuler pour autant son moi intime.

Bien plus, en disant cette longue fréquentation qui, on s’en doute, ne peut aller sans de secrètes blessures, Dominique Sewane prend parti. Elle dit son parcours intellectuel, salue les maîtres, dit ses certitudes et ses dégoûts, dégonfle des baudruches et fait un sort à des modes apparemment indestructibles et à un prêt à penser musclé si commun dans ces sciences qu’on a dit un jour « molles ». Bref, nous voici devant un moment intellectuel et humain exceptionnel, un hymne à des êtres en qui nous percevons peu ou prou, un brin de nous-mêmes, si mutilés. Et un double chef-d’œuvre servi par une langue superbe.
 

Lundi 23 Juillet 2018


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